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A l'occasion des 20 ans de L'Air de rien, lisez cet écho de lecture des 180 premiers numéros réalisé par l'APA :

En novembre 2003 sortait le premier numéro de cette chronique. L'occasion, aujourd'hui, de tirer le portrait de ce gros bébé de vingt ans. Grâce à l'écho-graphie de l'APA (1), une association qui collecte des textes autobiographiques (récits, correspondances, journaux intimes) que tout un chacun lui confie. Un fonds de plus de 4000 documents accessible au public aux Archives municipales d'Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. Les textes reçus sont d'abord lus en sympathie, selon un protocole précis, par un membre d'un groupe de lecture qui en établit un compte-rendu (un écho). Ayant déposé à l'APA l'intégralité de mes chroniques, Sylviane Pierrot, du groupe de lecture de Strasbourg, les a lues et en a rédigé l'écho dont L'air de rien de ce mois vous propose de longs extraits ICI ! 

 

 

Edouard Louis

Changer : méthode

Édouard Louis boucle avec ce livre un cycle de cinq récits autobiographiques (1) commencé en 2014 avec Pour en finir avec Eddy Bellegueule. Sept années d'une trajectoire tout sauf linéaire, discontinue, fragmentée, pleine de ruptures, permettent, bon an mal an, à l'auteur de prendre place dans ce que l'on appelle l'ascenseur social. Né dans une famille ouvrière du nord de la France, pauvre et rurale, l'auteur franchit la frontière invisible le menant à la classe moyenne d'une ville de province (Amiens) puis à Paris où il se croit (pour un temps) parvenu au sommet du monde. Un parcours atypique de transfuge de classe et d'homosexualité progressivement assumée qu'il cherche à décrypter à travers ce livre. Pour gravir les différents échelons de la société, il utilise chaque fois la même méthode : le mimétisme pour tenter de s'adapter ; puis, faute d'y parvenir, la fuite vers d'autres contrées. Allant jusqu'à se perdre tout à fait. Pour se trouver enfin ?

 

Dans Éloge de la fuite (2), Henri Laborit explique que, face à une environnement mettant en danger son intégrité, l'homme dispose de trois manières d'agir : la violence contre l'agresseur, l'inhibition de l'action ou la fuite. Avant de prendre la fuite, Édouard Louis en a, à chaque fois, tenté une quatrième : l'imitation. Il a d'abord cherché à ressembler aux hommes de son village : faire du foot, se saouler avec la bande de ''copains'', forcer sa voix pour qu'elle paraisse plus grave, corriger ses gestes qu'on dit efféminés, tenter de devenir un dur, séduire et embrasser les filles (alors que cela le dégoûte)... Chaque jour était une déchirure. On ne change pas si facilement. Je n'étais pas le dur que je voulais être. On le voit ensuite faire des efforts démesurés pour s'approprier les codes de la famille bourgeoise qui l'a pris sous son aile : il change son vocabulaire, sa façon de parler, de faire des gestes, de se tenir à table... Une totale mutation s'opère en lui : il fallait inverser tout ce que j'avais appris. Ne plus regarder la télévision à table mais au contraire raconter sa journée, exposer ses idées, manger modérément des plats raffinés et non gras, prendre soin de son corps qui doit rester svelte... De même, lorsqu'il arrive à Paris et se trouve confronté à la grande bourgeoisie et à l'aristocratie. Dans les restaurants gays où il s'invite, il lui faut, encore une fois, recommencer sa métamorphose. Il se cultive, change de nom et de prénom, se fait soigner les dents, redessiner son implantation capillaire, change sa façon de se vêtir : j'étais devenu un bourgeois, j'en avais l'existence, presque l'apparence. Il veut rencontrer quelqu'un d'important auprès de qui se faire adopter (au sens propre du terme, puisqu'il va jusqu'à demander à un grand bourgeois s'il peut devenir son fils ; S'il avait accepté, je serais allé plus loin que n'importe qui dans la métamorphose). Là encore, l'aventure tourne court. Difficile pour un transfuge de se faire accepter dans un monde qui n'est pas le sien, dont il méconnaît les codes et où, fatalement, on finit par le démasquer et par s'en démarquer.

 

Ne reste plus, alors, qu'une solution : se trouver soi-même. Ça sera par l'écriture (toujours par mimétisme, cette fois avec Didier Éribon, l'auteur de Retour à Reims (3), qu'il découvre lors d'une conférence). Changer : méthode se termine sur la parution de son premier livre. La boucle est bouclée. Dans ses livres suivants, il réhabilitera son père (Qui a tué mon père) et sa mère (Combats et métamorphoses d'une femme). Édouard Louis s'est mis à aimer sincèrement la littérature, à écrire non plus pour me sauver moi mais pour essayer d'aider les autres, à vouloir écrire des livres qui soient des armes pour les autres. On attend avec impatience sa prochaine livraison.

 

(1) Tous les livres d’Édouard Louis sont publiés au Seuil. Changer : méthode en septembre 2021

(2) Robert Laffont, 1976

(3) Flammarion, 2009

 

Cet article est paru sur le site de l'APA. Retrouvez-le ICI.

 

 

A la lecture de Changer : méthode d'Édouard Louis, plusieurs questionnements me viennent au regard de mon propre parcours de vie :

 

- A partir de quand est-on considéré comme un transfuge de classe ? Quel écart cela doit-il couvrir ? Combien de couches sociales doivent-elles être enjambées ? Dois-je me considérer comme un transfuge de classe, moi qui suis passé d'un milieu familial d'ouvrier-employé à la classe moyenne de cadre exerçant pour le compte de collectivités locales ?

- Un transfuge de classe se coupe-t-il nécessairement de ses origines familiales et sociales ? Pourquoi (à la différence d’Édouard Louis) ne me suis-je jamais totalement coupé de mes origines ? Pourquoi n'ai-je pas eu d'attirance irrépressible pour les valeurs bourgeoises (en tous cas celles qui cherchent à dénigrer les classes jugées ''inférieures''). Est-ce par peur de changements trop importants, par difficultés à intégrer des codes qui m'étaient trop étrangers ? Ou parce que j'avais tôt intégré les conflits de classes en jeu (ce qui serait une motivation moralement plus acceptable) ? J'ai par exemple toujours détesté paraître riche ; j'aurais eu honte d'avoir une voiture qui en impose, porter des fringues trop chics, paraître supérieur, vouloir écraser les gens autour de moi... La honte de paraître (plus bourgeois que je n'étais) était chez moi supérieure à la honte d'être ce que j'étais (issu d'un milieu modeste) : mes parents avaient démarré leur carrière en tant qu'ouvriers (ils se sont connus à l'usine), mon père était ensuite devenu employé (le fameux ascenseur social des Trente Glorieuses) et ma mère était restée à la maison pour s'occuper de ses enfants et du logement. J'ai pu ressentir de la gêne, enfant, parce que ma mère semblait plus vieille que celle de mes copains d'école. Adolescent, j'ai ressenti le besoin de m'éloigner de mes parents, de vivre une autre vie que la leur, mais le retour vers eux n'a jamais été infranchissable...

- Comment s'est passé pour moi le rapport à ces nouveaux codes (langage, accent, vêtements, attitudes corporelles, culture, repas...) ? Comment passe-t-on d'un code à un autre ? Je suis d'abord passé de ma famille aux amis de mon frère plus âgés que moi (nouveaux codes culturels), puis aux copains militants dans des comités en tous genres (nouveaux codes sociaux), souvent plus vieux que moi également. Puis ce fut la vie en couple (à 18 ans), la rencontre d'une autre famille, celle de ma compagne (d'anciens agriculteurs devenus commerçants dont les valeurs (de parvenus ?) ne me donnaient guère envie de leur ressembler). Puis c'est autour des relations au travail que ma trajectoire sociale s'est jouée. Cela s'est fait à petits pas, ce qui rendait le décalage moindre et les retours en arrière toujours possibles (à la différence d’Édouard Louis).

- L'époque où les trajectoires sociales se déroulent ne joue-t-elle pas également un rôle important ? Est-ce plus facile d'être un transfuge de classe pendant les Trente Glorieuses (quand tout le monde – ou presque – grimpe) qu'au XXIème siècle lorsque l'ascenseur social est en panne pour la majeure partie de la population ?

- La question de l'homosexualité (interdite, inavouable pour Édouard Louis) ne joue-t-elle pas un rôle primordial dans cette fuite en avant (que lui-même ne mesure peut-être pas à sa juste valeur lorsqu'il décrit sa trajectoire) ? Il a dû se décaler sur plusieurs registres à la fois...

- Vouloir à toutes fins prouver que l'on est quelqu'un ressort clairement du parcours d'Édouard Louis. Je n'ai pas ressenti cela. Est-ce parce que j'ai un petit « moi » (comme Hervé l'ami d'Emmanuel Carrère qu'il décrit dans Le Royaume) ?

- Les personnes qui ont aidé Édouard Louis dans sa transformation ressemblent à celles dont je parle dans L'Air de rien n°150 sur les pères de substitution (en référence à Philip Roth dans J'ai épousé un communiste). Didier Eribon n'est-il pas un père de substitution pour Édouard Louis ? N'est-ce pas le même phénomène lorsqu'il veut se faire adopter par le riche Manuel ? N'a-t-on pas finalement tous recours à ces pères de substitution pour grandir, une fois que l'on s'est détaché de son père biologique ? Mais alors, serait-ce uniquement un besoin de père ? Pour ma part, j'ai beaucoup moins ressenti le besoin de mère de substitution : est-ce parce que ma mère me semblait trop présente même si j'en étais à distance ? Ou y a-t-il d'autres raisons qui m'échappent ?

 

Voilà quelques-une des questions qui me viennent après la lecture de Changer : méthode. Le fait (de se poser tant de questions à la lecture d'un livre) est rare, il mérite d'être souligné !