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A l'occasion des 20 ans de L'Air de rien, lisez cet écho de lecture des 180 premiers numéros réalisé par l'APA :

En novembre 2003 sortait le premier numéro de cette chronique. L'occasion, aujourd'hui, de tirer le portrait de ce gros bébé de vingt ans. Grâce à l'écho-graphie de l'APA (1), une association qui collecte des textes autobiographiques (récits, correspondances, journaux intimes) que tout un chacun lui confie. Un fonds de plus de 4000 documents accessible au public aux Archives municipales d'Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. Les textes reçus sont d'abord lus en sympathie, selon un protocole précis, par un membre d'un groupe de lecture qui en établit un compte-rendu (un écho). Ayant déposé à l'APA l'intégralité de mes chroniques, Sylviane Pierrot, du groupe de lecture de Strasbourg, les a lues et en a rédigé l'écho dont L'air de rien de ce mois vous propose de longs extraits ICI ! 

 

 

Christophe Boltanski

Qui sommes-nous ?

Il m'est rare de lire deux fois le même livre. Surtout à un an d'écart. J'avais lu La cache (1) de Christophe Boltanski, peu de temps après sa sortie, début 2016. Et là, pour les besoins d'un groupe de lecture où j'ai proposé que l'on en discute, je viens de le relire. Le même livre, et pourtant un autre. A la première lecture, j'avais surtout perçu l'histoire d'une famille atypique et névrotique (les Boltanski), capable de fabriquer des êtres d'exception : un linguiste, un sociologue, un plasticien, une photographe. Cela remettait en cause toute idée de norme ou de remède unique pour éduquer des enfants. J'en avais fait une chronique (2). Ma seconde lecture ne renie pas la première, elle éclaire juste un autre thème qui irrigue tout le livre : la question de l'identité (ou plutôt des identités).

 

La légende familiale se base sur le récit, maintes fois réinventé, de l'arrière grand mère Niania, jeune femme, peut-être encore mineure, fuyant seule Odessa au début du XXème siècle pour rejoindre son amant plus âgé qu'elle à Paris. Ayant été contrainte à l'exil et au mensonge pour survivre, elle élève son fils unique, Étienne, dans l'amour de son pays d'adoption, vécu comme un pays de liberté. A 10 ans, elle lui apprend qu'il est juif. L'enfant bénéficie de l'école publique, laïque et obligatoire, où il récite « nos ancêtres les Gaulois ». Soutenu par son instituteur, il obtient une bourse lui permettant de poursuivre des études, à l'issue desquelles il devient médecin. La France représente cette face brillante de la médaille, une terre d'accueil et d'intégration (ou plutôt d'assimilation). Avec pour revers, les guerres. La boucherie de 14-18 d'abord, à laquelle Étienne participe en tant que médecin auxiliaire, et où il assiste, impuissant, au massacre des poilus et à l'impossibilité de soigner dignement les rescapés. Avec la guerre 39-45, il vivra le déshonneur et la honte d'être juif (lui qui avait, entre temps, adopté la religion catholique). Pour échapper aux arrestations, il se fait faire de faux papiers, divorce officiellement de sa femme avant de se cacher dans sa propre maison pendant vingt longs mois, vivant terré dans un réduit où il tient à peine debout. Avec un tel vécu, il y a de quoi considérer « le monde extérieur comme une jungle pleine de dangers » et voir « en chacun de ses semblables un assassin en puissance. » D'où une peur qui ne le quitte jamais, et dont hériteront enfants et petits enfants...

 

De l'autre côté de la généalogie, Mère-Grand est la septième fille d'une famille catholique désargentée. Elle est placée, enfant, chez une mère adoptive fortunée qui s'empresse de la rebaptiser « comme on aurait fait avec un animal domestique ». Marie-Élise devient Myriam. En grandissant, elle conservera son indépendance d'esprit et prendra ses distances avec ses familles de naissance et d'adoption. Malgré une polio l'ayant rendue infirme, sa famille sera désormais celle qu'elle construira avec Étienne, et sur laquelle elle veillera.

 

Une famille où les enfants perpétuent, chacun à sa façon, le flou identitaire constitutif. Jean-Elie, l'aîné des garçons, est devenu linguiste. Doué d'une mémoire prodigieuse, il est capable de relater les moindres événements de l'actualité de ses soixante-dix dernières années du fait d'une lecture quotidienne et assidue du Monde. « En revanche, sur lui, sur nous, il ne dit pas grand-chose. » Luc, le second des garçons, consacre son adolescence à écrire des poèmes qui parlent « de fusils, de mutilés et d'un petit orphelin juif » avant de devenir sociologue renommé. Christian, le troisième, conçu pendant la guerre, lorsque ses parents sont officiellement divorcés et dont l'état civil le déclara « né de mère inconnue », est devenu un plasticien internationalement célèbre. Il « aime l'idée du ratage, de la fragilité de l'existence, de l'impossibilité de sauver ce qui a été ». Françoise enfin, la petite dernière est une fille adoptée qui n'aimait pas trop son prénom. Elle décide de se faire appeler Anne, et choisit, lorsqu'elle devient photographe, de prendre pour pseudonyme Franski, « un mixte, évidemment, de Boltanski et d'Anne Franck ». Une famille qui n'est, pour reprendre les termes de Christophe Boltanski, fils de Luc, petit-fils d’Étienne et Myriam, « qu'une longue suite de pseudonymes, de sobriquets, d'alias achetés ou imaginaires. Des noms plus tout à fait propres à force d'en cacher d'autres qui posent tous la même question : Qui sommes-nous ? » Une famille dont chaque membre garde les yeux et le cœur ouverts sur le monde...

 

En redécouvrant l'exubérante famille Boltanski, et à l'heure où les discours sur l'identité nationale refont sinistrement surface, je me demande si l'acceptation par chacun de ses identités multiples et évolutives, ne serait pas un efficace antidote à l'archaïque rejet de l'autre ?

 

 

(1) Stock, décembre 2015. Folio, janvier 2017

 

(2) L'air de rien n°96, avril 2016