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A l'occasion des 20 ans de L'Air de rien, lisez cet écho de lecture des 180 premiers numéros réalisé par l'APA :

En novembre 2003 sortait le premier numéro de cette chronique. L'occasion, aujourd'hui, de tirer le portrait de ce gros bébé de vingt ans. Grâce à l'écho-graphie de l'APA (1), une association qui collecte des textes autobiographiques (récits, correspondances, journaux intimes) que tout un chacun lui confie. Un fonds de plus de 4000 documents accessible au public aux Archives municipales d'Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. Les textes reçus sont d'abord lus en sympathie, selon un protocole précis, par un membre d'un groupe de lecture qui en établit un compte-rendu (un écho). Ayant déposé à l'APA l'intégralité de mes chroniques, Sylviane Pierrot, du groupe de lecture de Strasbourg, les a lues et en a rédigé l'écho dont L'air de rien de ce mois vous propose de longs extraits ICI ! 

 

 

Jeanne Benameur

Les chiens ne font pas des chats

 

 

Un élément plutôt anecdotique du livre retint, à un moment, l'attention. Dans le roman, une femme est recrutée par un vieux monsieur pour l'aider à faire le tri dans sa maison. Elle déblaie cave et grenier, sortant des placards vêtements anciens, linge de maison, bibelots et vieux journaux. Journaux qu'elle se met à feuilleter en pensant : « C'était drôle toutes ces nouvelles d'il y a si longtemps. Plus rien ne pouvait faire ni mal ni bien à les lire puisque c'était passé et elle s'est dit que dans le fond, il faudrait toujours acheter les journaux en retard, comme ça on se sentirait à l'abri des choses et on regarderait les « nouvelles » tranquillement même quand c'était des catastrophes. » De retour chez moi, j'ai voulu vérifier la réalité de ce propos.

 

Au printemps dernier, nous avons vidé la maison de notre mère, que mes frères et moi avions décidé de vendre suite à son décès. Elle y avait vécu avec mon père une trentaine d'années. Mon père, un fameux bricoleur, récupérait nombre de babioles qui pouvaient toujours servir à en réparer d'autres. Autant dire que la maison était pleine comme un œuf. Dans un garage se trouvait un congélateur hors d'usage, abandonné là depuis de nombreuses années. C'était un modèle familial, long de deux mètres avec un couvercle s'ouvrant par le haut. Avec le temps, on avait posé dessus, faute de mieux, toute sorte d'objets devenus inutiles : pots de fleurs, vases, boîtes de différents modèles, anciens emballages en carton, outils déglingués... Quelle ne fut pas notre surprise en ouvrant le congélateur de voir qu'il était rempli de journaux ! Deux mètres cubes d'exemplaires de La Voix du nord, quotidien régional auquel mes parents demeurèrent abonnés malgré leur déménagement en Ardèche dans les années 70, et qu'ils continuaient à lire avec le même intérêt que s'ils étaient restés dans leur Nord natal. Nous chargeâmes quelques coffres de voiture de plus à destination de la déchetterie et j'en conservai un carton pour allumer le feu l'hiver. C'est ce carton composé de journaux s'échelonnant de 2006 à 2008 que je viens d'ouvrir afin de vérifier l'effet que vont produire sur moi ces « nouvelles » qui n'en sont plus. Je sors deux journaux au hasard. Celui du dimanche 24 septembre 2006 annonce en première page L'épidémie nosocomiale qui avait fait dix-sept morts dans les hôpitaux de la région semble marquer le pas. Anonymes, ces morts me laissent de marbre. Rien de mémorable non plus dans l'exemplaire du 3 novembre 2006 que je feuillette distraitement jusqu'à la dernière page où je découvre que des billets de 50 € se désagrègent. L'article cite un porte-parole du ministère de l'Intérieur affirmant qu'il s'agit jusqu'à présent d'un phénomène allemand. L'argent s'arrêtant aux frontières (comme en son temps le nuage radioactif de Tchernobyl), je repose le journal, convaincu qu'à lire ces « nouvelles » anciennes, tout danger est désormais écarté. Le seul élément qui me touche vraiment est d'une autre nature : c'est un vide au beau milieu de la page 45 du journal. Un coup de ciseaux donné en son temps par ma mère, qui nous prive irrémédiablement de la solution des mots croisés du numéro précédent. Finalement, la presse diffère peu de la littérature : l'essentiel s'y cache entre les lignes...

 

Ce soir-là, une participante déclara ressentir moins de plaisir à lire un roman que l'on allait mettre en débat au club de lecture, cela lui demandant une lecture attentive, fort éloignée de son plaisir habituel de lectrice. D'autres personnes expliquèrent lire le roman à deux reprises : la première fois pour le plaisir, la seconde afin de mettre leurs idées au clair. Cette question n'est pas pertinente pour moi : je n'aime lire un roman qu'avec le souci permanent de comprendre comment (et également pourquoi) un auteur l'a écrit. J'annote le livre, j'en recopie des extraits, j'en conserve la trace qui pourra un jour me servir à comprendre un autre texte ou à rapprocher cet auteur d'un autre... Un peu à la façon dont mon père conservait ses babioles. On ne se refait pas !

 

 

(1) Actes Sud, Babel, 2013