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A l'occasion des 20 ans de L'Air de rien, lisez cet écho de lecture des 180 premiers numéros réalisé par l'APA :

En novembre 2003 sortait le premier numéro de cette chronique. L'occasion, aujourd'hui, de tirer le portrait de ce gros bébé de vingt ans. Grâce à l'écho-graphie de l'APA (1), une association qui collecte des textes autobiographiques (récits, correspondances, journaux intimes) que tout un chacun lui confie. Un fonds de plus de 4000 documents accessible au public aux Archives municipales d'Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. Les textes reçus sont d'abord lus en sympathie, selon un protocole précis, par un membre d'un groupe de lecture qui en établit un compte-rendu (un écho). Ayant déposé à l'APA l'intégralité de mes chroniques, Sylviane Pierrot, du groupe de lecture de Strasbourg, les a lues et en a rédigé l'écho dont L'air de rien de ce mois vous propose de longs extraits ICI ! 

 

 

ALICE : Achicourt 1920 - 1974

Aux Archives du Pas de Calais...

... la fiche militaire de Marcel est écrite sur un grand livre provenant de l’imprimerie militaire Charles Lavauzelle. Elle porte le numéro matricule 953. Il est écrit qu'il a les cheveux noirs – moi qui n’ai connu que ses cheveux blancs coupés ras… Une description de lui à vingt ans : un mètre soixante de haut, yeux châtains, front moyen, nez convexe, visage rond. Niveau d’instruction de trois sur cinq, ce qui signifie qu'il possédait une instruction primaire. La rubrique « Détail des services et mutations diverses » n’est pas avare de renseignements écrits de diverses mains, parfois même à l’aide d’un tampon encreur, économisant le temps du fonctionnaire chargé de répéter les mêmes formules sur diverses fiches individuelles : des inscriptions telles que « Régiment d’Infanterie à compter du » ou « Rattaché à la classe » ou encore « Père de __ enfants ». Voici l’intégrale retranscription de cette rubrique, qu’à la lecture on imaginerait écrite par un Georges Pérec, secrétaire aux armées, résumant en cinq lignes malhabiles le déroulement minutieux de tes affectations, passant sous silence, comme s’il n’existait pas, tout l’effroi des combats : « Incorporé au 1er Régiment d’Infanterie à compter du 12 septembre 1916. Arrivé au corps le dit jour et soldat de 2ème classe. Aux armées le 19 février 1917. Passé au 144ème Régiment d’Infanterie le 23 février 1917. Passé le 5 mai 1917 au 44ème Régiment d’Infanterie. Evacué le 8 août 1918. Aux Armées le 1er octobre 1918. Dirigé sur la Compagnie du nord à Arras en qualité de chauffeur le 23 janvier 1919. Classé affecté spécial au titre du 5ème Bataillon des Chemins de fer de camp (subdivision complémentaire) réseau du Nord. Manœuvre à Arras du 23 janvier 1919 au 1er novembre 1919 (démissionnaire). Certificat de bonne conduite accordé. Mis en congé illimité de démobilisation le 5 septembre 1919 (9ème échelon N° 021782 DD Génie Arras). Se retire à Arras, rue des Trois Visages n° 47. » 

Cette fiche couvre la période ...

La Gare d'Arras où Marcel fut affecté en 1918 (la photo date de 1916)
La Gare d'Arras où Marcel fut affecté en 1918 (la photo date de 1916)

... de l’après l’armistice, qui m’était inconnue. Ainsi finit-il sa troisième et dernière année de service militaire, affecté à des missions civiles, travaillant aux Chemins de fer du nord, en gare d’Arras. Le pays détruit avait davantage besoin de travailleurs que de soldats. 

Marcel est accroupi au milieu du 2ème range : c'est le seul qui porte une cravatte
Marcel est accroupi au milieu du 2ème range : c'est le seul qui porte une cravatte

De sa belle plume ...

... attentif à ne commettre aucune faute d’orthographe, il écrivit une courte carte à Alice. Il l’appelait encore Mademoiselle, la vouvoyait et lui parlait d’amitié, mais déjà il savait qu'ils ne sesépareraient plus : « Chère Mademoiselle Alice, j’ai reçu ce midi en rentrant du travail votre lettre. En effet, ne pensons pas à ce pauvre pays sans charme, sans attrait. Il ne tient qu’à vous chère amie de rester à Paris. Je vous crois assez grande pour réfléchir. Sincères amitiés de votre ami Marcel. » Dès la réception de ce courrier, Alice répondait : « Monsieur Marcel, merci beaucoup de votre gentille carte qui m’a fait plaisir et voir que vous pensez toujours aux amies. Vous avez dû apprendre par Monsieur Boisleux que j’avais rejoins mon travail hier et pour combien de temps ? Je n’en sais rien. J’attends toujours que mes parents aient retrouvé une maison pour retourner vers nos ruines ! Avez-vous été voir ma frangine comme vous me l’aviez promis ? Surtout dites-lui qu’elle cherche bien, et vous, si quelques fois en vous promenant, vous voyez un logement, vous aurez soin de penser à nous et de le dire à ma sœur. Dans l’espoir de vous revoir bientôt, recevez cher ami ma bonne amitié, Alice.» L’importance de ces deux lettres pour les avoir conservées leur vie durant ! 

Mars 1919 : premiers courriers entre Marcel et Alice
Mars 1919 : premiers courriers entre Marcel et Alice
Alice avant son mariage
Alice avant son mariage

Je dispose d'une photo de l'immeuble ...

Marcel : 2ème en partant de la droite
Marcel : 2ème en partant de la droite

... où Marcel habita juste après guerre : au numéro 12 de la rue Saint-Maurice à Arras, à l’époque c’était un café. Je me poste en face, la photo à la main. Soit deux immeubles : l’un figurant sur une photo jaunie, l’autre flambant neuf face à moi. Les mêmes façades, pourtant si différentes. Quatre-vingt-dix ans les séparent. Un œil non avisé y verrait deux maisons différentes. Pourtant, à y regarder de près, une permanence s’impose. Pavés de la chaussée dont on pressent encore l’existence sous la fine couche de goudron ; similitude des pierres en grès formant le soubassement de l’immeuble ; emplacement inchangé des ouvertures dans la façade, hormis une des deux portes transformée en fenêtre. Même la gouttière coule à la même place. Tout le reste est modifié, modernisé, méconnaissable. Aucune trace ne subsiste du vieux bistrot devant lequel Marcel pose parmi un groupe d’hommes et une femme. On sent la guerre encore proche : la peinture couvrant la façade est délavée, les vitres de l’imposte manquent au dessus de la porte donnant sur l’escalier qui monte aux étages, le bois des menuiseries n’a connu ni peinture ni mastic depuis de longues années. 

Le même immeuble aujourd'hui, flambant neuf
Le même immeuble aujourd'hui, flambant neuf

Mal payé, trop souvent et trop longtemps loin ...

A gauche, Marcel au travail
A gauche, Marcel au travail

... de sa nouvelle famille, il abandonna son poste au Transport des régions libérées et se fit embaucher à la Compagnie des eaux. La guerre avait tout détruit. La plupart des canalisations avaient été éventrées sous les bombes. Partout dans les rues il fallait creuser des tranchées, poser de nouveaux tuyaux. La mort accidentelle d’un de ses collègues dans l’effondrement d’une tranchée incita Alice à lui demander de choisir un métier moins dangereux. Il s’exécuta et devint plombier aux établissements Bouchez. Au sein de cette entreprise, il installa chauffage central et salles de bain dans un nombre considérable de logements de la région, jusqu’à l’âge de ta retraite… mais nous n’en sommes pas encore là. 

Ils vécurent l'après-guerre ...

... comme des années de fête. Autour de lui, dans la famille d’Alice, dans la famille Graire, on se mariait, on faisait des enfants, on les baptisait, et cela offrait de nombreuses occasions de rencontres où inlassablement il tissait la toile de sa nouvelle famille. Nelly, à Pont-Noyelles avec un agriculteur, avait devancé le mariage de Marcel de quelques mois. Marcelle se mariait à Paris avec un ferronnier d’art. Puis, c’était au tour de Lucienne, une sœur d’Alice. Pour chacun de ces mariages, une photo de groupe où l’on l’aperçoit au côté d’Alice et de la petite Loulou que l’on voit progressivement grandir. 

Quatre enfants à élever ...

En haut à gauche : Jacques, Renée et Loulou. A droite : Jacques et Christiane. En bas à gauche, la communion de Loulou. A droite, Jacques en costume, le jour de la communion de sa grande soeur. Les images pieuses ne sont jamais loin...
En haut à gauche : Jacques, Renée et Loulou. A droite : Jacques et Christiane. En bas à gauche, la communion de Loulou. A droite, Jacques en costume, le jour de la communion de sa grande soeur. Les images pieuses ne sont jamais loin...

Ses filles avaient atteint l’âge de la fin de l’école obligatoire. Elles aidaient à la maison ou partaient travailler. Il en décida autrement pour son fils Jacques. C’était un garçon, son seul garçon, son prolongement. Il fallait qu’il brille à l’école. Il fallait qu’il exerce un métier respectable à ses yeux. Il fallait qu’il réussisse là où lui, Marcel, avait échoué. Le souvenir glorieux du métier de madame Graire hantait sa mémoire. La fierté d’être instituteur. L’ascenseur social que représentait l’Ecole normale.

La mort de Staline coïncida avec le départ ...

... de la maison de la dernière de ses filles. Le restant de sa vie, il le consacrerait à part entière à ses deux fidèles passions : sa femme et le Parti.