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A l'occasion des 20 ans de L'Air de rien, lisez cet écho de lecture des 180 premiers numéros réalisé par l'APA :

En novembre 2003 sortait le premier numéro de cette chronique. L'occasion, aujourd'hui, de tirer le portrait de ce gros bébé de vingt ans. Grâce à l'écho-graphie de l'APA (1), une association qui collecte des textes autobiographiques (récits, correspondances, journaux intimes) que tout un chacun lui confie. Un fonds de plus de 4000 documents accessible au public aux Archives municipales d'Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. Les textes reçus sont d'abord lus en sympathie, selon un protocole précis, par un membre d'un groupe de lecture qui en établit un compte-rendu (un écho). Ayant déposé à l'APA l'intégralité de mes chroniques, Sylviane Pierrot, du groupe de lecture de Strasbourg, les a lues et en a rédigé l'écho dont L'air de rien de ce mois vous propose de longs extraits ICI ! 

 

 

Lettre à Jean-Luc (Dupuis)

Je viens de lire tes Lettres à Marcel (1). Quelle formidable idée d'envoyer des lettres à ce grand-père et de créer cette conversation hors du temps 2018-1918 pour colmater les trous de mémoire familiale sur cet homme, le lieutenant Marcel Daumail qui, après avoir brillamment servi sur le front de l'Est durant la Grande Guerre, a brusquement quitté le monde des vivants peu après son retour à la vie civile.

 

La lecture de ton livre m'a replongé dans l'ambiance des années 2009 à 2012, lorsque j'écrivais Le silence a le poids des larmes (2), quand je tentais de relater la vie de mon grand-père maternel. Plusieurs analogies s'imposent entre nos deux livres : le même prénom (Marcel), la même distance générationnelle (3ème génération après le drame), des dates de naissance proches (1891 et 1896) générant des parcours de vie où la grande Histoire les a tous deux rattrapés (la guerre de 14-18 contre les Boches). Et, par-dessus tout, le silence dans lequel tous deux se sont enfermés, le secret qui a fleuri dans leurs familles où des pans entiers de leurs vies se sont ''perdus dans les sables de l'oubli'' (pour reprendre ton expression).

  

Nos méthodes d'investigation sont bien souvent similaires et se rapprochent de celles de l'écrivain-historien, telles que les décrit Ivan Jablonka (3): Comme tout écrivain, le chercheur a le droit d'être un peu magicien, mais il doit révéler ses trucs. J'en retiendrai ici cinq :

  

Un. Face au manque cruel d'indices concernant les grandes décisions devant lesquelles nos ''héros'' se trouvent, le recours à des séries d'hypothèses qui demandent, pour chacune, vérification (quel avenir professionnel pour Marcel : journaliste, homme politique, religieux, scientifique... ). Je possède un indice à ton sujet, écris-tu, finalement, lorsque tu découvres dans son livret d'officier qu'il s'est engagé volontairement bien avant le début de la guerre).

 

Deux. La tentative de comparer ton ''héros'' minuscule avec une personne célèbre (Einstein pour ''ton'' Marcel, Aragon pour le mien) permettant de mettre en évidence des choix de vie, les directions qu'ils ont choisi de prendre (ou non).

 

Trois. Le recours à des expériences personnelles pour approcher de plus près un personnage qui sans cesse se dérobe, ce qui permet de mieux appréhender son intériorité (As-tu vécu quelque chose de semblable à ce que j'ai vécu moi-même, quand...). Jusqu'à parfois tenter de faire corps avec lui. De fondre ton âme dans la sienne. Tout en restant vigilant à ne pas tomber dans l'ethnocentrisme (Je dois me garder de projeter sur toi ma propre histoire, mais...).

 

Quatre. Replacer chaque situation dans son contexte en relatant les principales données de l'histoire de la France et du monde (en particulier la guerre 14-18 que tu nommes la grande broyeuse). Mais au-delà de l'histoire, tu parles philosophie (ton ancien métier), et religion (tu relates l'évolution du catholicisme et de ses courants dans le siècle). Bref, tu ne laisses pas ton Marcel seul, tel un funambule sur le fil de son histoire personnelle, mais tu le replaces parmi les conflits, les controverses et les contradictions dans lesquels il vécut et qu'il eut (parfois) du mal à dépasser.

 

Cinq. Lorsque les faits figurent aux abonnés absents, lorsque ta quête demeure vaine, lorsque les indices manquent cruellement, tu te permets de recourir à l'imagination. Chaque fois, tu en informes le lecteur et t'en excuses auprès de Marcel (il ne me restait presque plus d'autre recours que celui de mon imagination... je me suis permis de supposer...). Lorsque tu pousses le bouchon jusqu'à inventer deux lettres qu'il n'a jamais écrites afin de donner une voix à son cri muet d'interné en hôpital psychiatrique, tu l'avoues bien vite au lecteur. Et, t'adressant à Marcel comme pour te faire pardonner cette ''infraction'' dans ta déontologie de biographe, tu écris j'ai le sentiment que c'est toi qui as dirigé la main de l'écrivain, que c'est toi qui en as autorisé l'audace. A ce moment-là, le lecteur a réellement l'impression que Marcel t'a donné son blanc-seing.

  

Je voudrais terminer sur un épisode crucial du livre. Il s'agit du premier malaise ressenti par Marcel. Nous sommes le 3 avril 1920. Un convoi militaire ramène à Thiers (la ville où il vit), les dépouilles de plusieurs poilus. Une cérémonie est organisée devant le tout nouveau monument aux morts. La foule se presse sur la place publique. Au garde-à-vous aux côtés du préfet et du maire, Marcel, qui a revêtu son uniforme militaire et arbore ses décorations, écoute sans broncher discours et musique militaire aux faux accents victorieux. Cette situation me rappelle Le collier rouge (4) de Jean-Christophe Rufin. Un ancien soldat de la Grande Guerre est retenu prisonnier au fond d'une caserne déserte. Son crime : lors d'une cérémonie du même type que celle à laquelle participa Marcel, au vu et au su de toutes les personnes rassemblées et devant le préfet, il a décoré son chien de sa Légion d'honneur en déclarant d'une voix forte, afin que tous l'entendent,  accueillir [son chien] dans l'ordre de l'ignominie qui récompense la violence aveugle, la soumission aux puissants et les instincts les plus bestiaux. Puisque nous vivons tous deux au royaume de la littérature, je me prends à imaginer que ''ton'' Marcel, au lieu de se taire (une fois de plus), a profité de la cérémonie pour hurler à la face du monde tout ce qu'il a sur le cœur. Un cri qui lui aurait évité de ressentir l'angoisse qui l'étreignit la nuit suivant cette cérémonie. Cette angoisse qui le mènera, durant quelques années, en hôpital psychiatrique... Avant qu'elle ne le conduise à la mort, à l'âge de quarante-quatre ans. Ce cri t'aurait alors permis, mon cher Jean-Luc, de faire sa connaissance, lorsque Marie-Noëlle, la jeune femme qui allait devenir ton épouse (ton roc, ton salut), t'aurait fait rencontrer celui qu'elle t'aurait présenté comme son grand-père adoré. L'écrivain-historien que tu es ne s'est pas autorisé à franchir la ligne jaune qui transforme la recherche de vérité en pure invention et c'est heureux. Magicien, tu es demeuré de bout en bout. Marcel t'en est, à coup sûr, reconnaissant.

 

  

Christian Lejosne

  

(1) Jean-Luc Dupuis, Fauves Éditions, 2020 (370 p. 23 €)

(2) L'Harmattan, 2012

(3) L'Histoire est une littérature contemporaine Points Seuil Histoire, 2014

(4) Gallimard, 2014

 

 

... et la réponse de Jean-Luc Dupuis

''Cher Christian,

 

Je suis extrêmement sensible à la marque d'amitié que représente pour moi le commentaire précis, dense et délicat, que t' inspire la lecture de Lettre à Marcel. (...)

Je suis touché que tu aies pensé à mettre en rapport  Lettres à Marcel avec  Le silence a le poids des larmes, Je me souvenais de ton approche personnelle de ce lointain disparu de ta famille, elle m'a peut-être donné l'exemple de ce que l'on pouvait oser faire, et lorsque l'idée m'est venue d'un parallèle entre ''mon '' Marcel et Albert Einstein, j'avais clairement à l'esprit le rapprochement que tu avais toi-même fait entre ''ton'' Marcel et Louis Aragon.

Comment ne pas trouver pertinents les points d'analyse que tu relèves :

Le recours à des séries d'hypothèses, les preuves irréfutables collectées, l'appel à mon expérience personnelle pour mieux appréhender l'intériorité d'un homme mentalement et historiquement si éloigné de moi, l'effort pour inscrire le drame intime de Marcel dans le contexte de l'histoire nationale et mondiale ( un point important que tu aies apprécié cela, car j'ai été partagé jusqu'à l'anxiété entre trop faire de place à l'histoire et en parler top peu. ) Enfin, que je me sois permis de faire appel à mon imagination, sans la plupart du temps le dissimuler au lecteur ( ce sera peut-être l'aspect le plus délicat à défendre auprès des proches qui liront cet ouvrage )

Quant à ma décision de m'adresser directement au grand-père de Marie-Noëlle, de le tutoyer carrément, cette idée, totalement inattendue, pas du tout préméditée, m'est venue très vite, il est vrai, une fois écrites les quatre ou cinq premières pages. L'irruption soudaine de cette idée et la façon dont aussitôt je l'ai adoptée, comme si c'était une chose qui allait de soi, ne la mettant plus du tout en question dans les jours qui allaient suivre, j'ai vécu cela comme beaucoup plus qu'une trouvaille, qu'un procédé littéraire, je l'ai vécu comme une véritable illumination, je l'ai reçue comme une inspiration qui me venait d'ailleurs et dont je voulais presque rendre grâce. (...)

Ce que je viens de dire suffira a t'expliquer pourquoi ce que j'apprécie le plus dans ton commentaire, c'est la chose suivante : comme tu l'avais bien perçu dans L'aube le siècle et nous, tu as retrouvé dans Lettres à Marcel ma façon très particulière d'aborder les choses humaines, leur inscription entre le temps et l'éternité, dans l'immense chaîne des générations, tu as retrouvé ma façon presque mystique de les aborder, lisant toujours autre chose derrière les apparences, comme un prodige caché sous la banalité de tout. Certains diraient que je donne dans le romantisme, dans la mythologie, que je tombe dans un idéalisme suranné. Et ce que je vois, c'est que tu as bien perçu cette dimension, et que, même si personnellement tu n'y entres pas volontiers ou pas de façon aussi fervente, tu ne portes sur elle aucun jugement arrêté. Tu as compris qu'il ne s'agissait pas là chez moi d'une simple option littéraire, mais de mon être même, de l'essence de ce que je suis. Comme tous les esprits vivants, tu restes ouvert à toutes les hypothèses qui peuvent soutenir le cœur humain, pourvu que ces hypothèses ne soient pas contraires à la raison objective, et qu'elles permettent à l'homme démuni et ignorant d'aller plus loin que ne lui permet son savoir dans le champ immense des possibles :  deux hommes peuvent se connaître, se reconnaître, se faire vivre et se remercier mutuellement, à cent ans de distance. ...

 

Amitiés,

Jean-Luc"

Lire également l' article sur le précédent livre de Jean-Luc Dupuis, L'aube, le siècle et nous.