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A l'occasion des 20 ans de L'Air de rien, lisez cet écho de lecture des 180 premiers numéros réalisé par l'APA :

En novembre 2003 sortait le premier numéro de cette chronique. L'occasion, aujourd'hui, de tirer le portrait de ce gros bébé de vingt ans. Grâce à l'écho-graphie de l'APA (1), une association qui collecte des textes autobiographiques (récits, correspondances, journaux intimes) que tout un chacun lui confie. Un fonds de plus de 4000 documents accessible au public aux Archives municipales d'Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. Les textes reçus sont d'abord lus en sympathie, selon un protocole précis, par un membre d'un groupe de lecture qui en établit un compte-rendu (un écho). Ayant déposé à l'APA l'intégralité de mes chroniques, Sylviane Pierrot, du groupe de lecture de Strasbourg, les a lues et en a rédigé l'écho dont L'air de rien de ce mois vous propose de longs extraits ICI ! 

 

 

Premières pages

Prologue

Des hommes et des femmes sont rassemblés dans l’entrée d’une église, la plupart vêtus de noir. Au dessus de ta tête des cloches carillonnent. Tu te demandes ce que tu fais là, au milieu de cette famille où tu te sens étranger. On te présente ta marraine que tu rencontres pour la première fois. Tu bénis le cercueil de chêne avec un goupillon de métal froid qui a tinté faiblement lorsque de ta main gauche tu as, en l’attrapant, frappé le petit seau doré dans lequel il reposait. Jamais tu ne sus si tu avais fait le signe de croix dans le bon sens. C’est le premier mort de la famille auquel tu es confronté. Ce mort, bien que l’ayant rencontré chaque semaine depuis que tu es petit, n’a pas de réalité pour toi. Aucun contact n’a jamais existé avec ton grand-père. Aucune émotion partagée. Trop de décalage dans vos manières de vivre, trop d’autorité chez le petit homme vif ; chez toi, trop de timidité. Ton adolescence, nouvellement acquise, a ôté la dernière chance de rencontre. Les cloches ont cessé de te pétrir la tête. Le cercueil roule en silence sur le sol lisse de l’allée centrale ; chacun s’égaye dans les travées à gauche, à droite, tandis que lui, solitaire, rejoint le chœur de l’église. Tu découvres avec étonnement dans le sermon du curé qu’il connaissait bien ton grand-père et qu’ils avaient plaisir à échanger lorsqu’ils se croisaient dans les rues du village, lui le vieux communiste sur son Solex, et l’autre, enfourchant son vélo, la soutane relevée jusqu’aux genoux. Dehors, sous le porche, les drapeaux rouges des camarades battent au vent d’automne.

 

Louise

 

Quand j’ai demandé à ma mère de me parler de papa Marcel, elle m’a répondu « j’espère qu’on se souviendra ». Papa Marcel c’est ainsi que nous l’appelions. Il n’était pourtant pas le père de toute la famille. Juste celui de quatre enfants… Ce grand-père est une énigme, un trou noir dans ma vie. Je ne sais pratiquement rien de lui, si ce n’est qu’il vécut sans père et qu’il participa à la guerre de 14-18, un poilu parmi d’autres. Il traversa le siècle en fervent communiste. Enfant, il me semblait inaccessible… Une fois retranscrite, l’interview de ma mère s’étale sur dix pages. La vie d’adulte de mon grand-père commence à prendre forme. Toutefois, la majeure partie des questions ayant trait à son enfance demeurent. « Il ne nous a jamais donné beaucoup d’explications » est la phrase qui revient le plus souvent dans les propos de ma mère. Je mesure les vides qu’il me faudra combler pour tenter de retisser des fragments significatifs de sa vie… « Quand j’étais jeune on me racontait que bientôt viendrait la victoire des anges / Ah comme j’y ai cru comme j’y ai cru puis voilà que je suis devenu vieux / Le temps des jeunes gens leur est une mèche toujours retombant dans les yeux / Et ce qu’il en reste aux vieillards est trop lourd et trop court que pour eux le vent change ». Cet extrait d’un poème d’Aragon résume à merveille la vie de mon grand-père.

 

« Menant des recherches sur mon grand-père maternel ...

 

... je vous serais reconnaissant de bien vouloir me faire parvenir un extrait de l’acte de naissance, avec les mentions marginales, concernant : Leclaire Marcel, né le 19 décembre 1896 à l’hôpital Baudelocque de Paris, fils de Leclaire Louise et sans père déclaré. » La réponse de la mairie du quatorzième arrondissement de Paris  ne se fait pas attendre : « En matière d’état civil, les Archives de Paris conservent les actes de naissance, mariage et décès enregistrés dans les vingt arrondissements de Paris avant 1903. Ces actes sont mis à la disposition du public sous forme de microfilms, librement accessibles et reproductibles à la salle de consultation aux heures d’ouverture au public. » Suit une explication sur leurs conditions d’accès.

 

On me montre une photo...

 

 ... Un portrait de mon grand-père. Ses yeux sourient derrière les deux cercles d’une paire de lunettes qui lui mange une partie du visage. Il est jeune, se tient droit, un accordéon largement ouvert sur la poitrine. Il part à la guerre dans une magnifique tenue confectionnée par sa femme… A moins que ça ne soit par sa mère. Un habit de toréador finement travaillé dont je devine une infinité de tons pourpres bien que le cliché soit en noir et blanc. Je suis ému, c’est la première fois que je vois une photo de mon grand-père jeune. J’ai des larmes dans les yeux et je dis « Je suis ému, c’est la première fois que je vois une photo de mon grand-père jeune ». Je me réveille, je suis ému, j’ai des larmes dans les yeux.

 

Annie est une petite-fille de mon grand-père...

 

... Elle est aussi gardienne de la mémoire familiale. Elle conserve, dans des albums soigneusement rangés, des traces de vie de chaque membre de la famille. Pour l’un, c’est une photo de bébé ou une lettre écrite de sa main, pour un autre, le menu de sa communion ou une photo de son mariage, pour un troisième, un document administratif ou sa nécrologie publiée dans la presse locale. Il y a quelques années, en consultant l’un de ces albums, j’ai découvert une photo du père de Marcel (mon arrière grand-père) dont j’entendais parler pour la première fois. C’était, paraît-il, un noble désargenté devenu coiffeur et dont il ne reste qu’une photo écornée et jaunie. Il s’appelait Léon. Retournant chez Annie, je reconstitue un début d’arbre généalogique, consulte les documents familiaux dont le livret de famille de Marcel au dos duquel il est écrit : « Ce livret, délivré au moment du mariage, devra être conservé avec soin par le chef de famille. » Et pour que le chef de famille comprenne bien le devoir lui incombant, cette partie de la phrase est écrite en caractère gras. Marcel s’y est conformé. Quatre-vingt dix ans plus tard, le livret est tout à fait présentable. Avec les photos et documents conservés par Annie, tous les mystères concernant la vie de Marcel ne se sont pas miraculeusement révélés d’un coup. Mais plusieurs zones d’ombre ont reculé. Annie a beaucoup échangé avec la femme de Marcel, les dernières années de sa vie. Selon elle, la famille maternelle de Marcel était d’origine bourgeoise et habitait Auxerre. Quand Louise, la mère de Marcel, fut enceinte, ses parents lui auraient donné sa dot et l’auraient mise à la porte. Une riche marraine possédant un château aux Andelys aurait parfois hébergé Marcel et sa mère, sans doute en cachette de la famille qui les avait rejetés. Louise devint propriétaire d’un fonds de commerce à Paris. Annie se souvient être allée voir, en compagnie d’un cousin parisien, la devanture de ce magasin, situé rue de l’Arbre-Sec.

 

Une jeune femme était assise dans un train ...

 

... roulant vers Paris, un jour de l’été mille huit cent quatre-vingt-seize. Il faisait chaud. La jeune femme avait revêtu une jupe sombre lui tombant aux chevilles et qui cachait son ventre à peine arrondi. Un chignon lui dégageait la nuque. Elle était mince et se tenait assise, droite sur un banc de bois dur, près de la fenêtre du compartiment. Elle regardait sans véritablement le voir le paysage de campagne qui défilait sous ses yeux humides. Nerveusement sa main droite remontait une mèche de cheveux qui lui tombait sur le front à chaque nouvelle secousse du train. Son visage fatigué laissait apparaître des cernes foncés sous les yeux qu’elle tentait de cacher en fuyant le regard des autres passagers. Un monsieur, assis en face d’elle, jetait parfois dans sa direction un regard discret par dessus la feuille du journal qu’il tentait de lire entre deux cahots. De son petit sac à main de cuir posé sur ses genoux, Louise sortit une photographie un peu écornée qu’elle observa longuement. C’était le portrait d’un jeune homme ayant dans les vingt cinq ans. Son visage était légèrement tourné vers la gauche, sa tête un peu penchée. Ses cheveux châtains formaient de jolies boucles épaisses. Une fine moustache bien coupée lui élargissait les lèvres en un sourire permanent. Ses fins sourcils lui donnaient un air presque féminin. Le menton franc, le visage décidé et les yeux dans le vague lui conféraient une assurance certaine. Il portait une veste noire sur une souple chemise blanche. Un nœud papillon sombre portant en son centre un bouton doré lui enserrait le col. Un mouchoir de soie dépassait de la pochette de sa veste ; un brin de muguet aux fines clochettes était glissé à sa boutonnière, juste au dessus du cœur. Léon lui avait offert cette photo au printemps précédent. Pour Louise, elle relevait déjà d’une époque lointaine à jamais révolue… Arrivée en gare de Lyon, Louise tira-t-elle de son sac à main une lettre pliée pour y lire l’adresse d’une amie installée depuis peu à Paris et à qui elle aurait pu demander l’hospitalité ? Plus vraisemblablement s’est-elle dirigée au hasard des rues jusqu’à ce qu’un écriteau lui signalât un hôtel où passer la nuit. Elle demanda le prix d’une chambre écoutant à peine la réponse, inscrivit son nom sur le registre que lui tendit le garçon par dessus un comptoir de bois laqué. Une chance que le premier hôtel où elle se présentait l’acceptât sans discuter ; il n’était pas rare que, par méfiance, les femmes seules, assimilées à des filles de petite vertu, soient refusées. Louise monta l’escalier en colimaçon, traînant derrière elle une lourde valise, pensa qu’elle avait emporté trop d’affaires dont il lui faudrait vite se débarrasser du superflu, enfonça la clé dans la serrure, poussa la porte de la chambre qui s’ouvrit en grinçant, posa la valise à côté du lit et s’assit sur le matelas de laine défoncé en soufflant tout l’air que contenaient ses poumons.

 

Tentant de trouver des textes ...

 

... écrits par des jeunes femmes ayant fui leur famille pour s’installer seules à Paris en cette fin de dix-neuvième siècle, il me faut vite déchanter. Ces femmes, pas plus que Louise, n’ont laissé d’écrits. Aucun livre, aucun récit véridique ne relate leur vie. Aucune trace de journal intime. L’association pour l’autobiographie dispose d’un site Internet qui rassemble plusieurs milliers d’écrits autobiographiques. Un moteur de recherche recense cinq cent cinquante-deux documents dans lesquels la ville de Paris est citée. Aucun d’eux ne présente toutefois de situation identique à celle vécue par Louise. Rien d’étonnant, l’écriture des femmes est récente et les seules qui s’y essayèrent, au dix-neuvième siècle, étaient des nobles ou des femmes issues de la grande bourgeoisie. En lisant Le moi des demoiselles une enquête que Philippe Lejeune réalisa sur le journal intime de jeunes filles du dix-neuvième siècle, je finis par trouver un récit présentant des similitudes avec la situation vécue par Louise. Un seul récit parmi la centaine de journaux intimes collectés. Un texte de six pages rédigé à la va-vite par Fortunée R., une jeune fille de vingt ans arrivée seule à Paris à la même époque que Louise, suite à la découverte d’une liaison amoureuse qu’elle avait entretenue dans sa ville natale. Son amoureux avait refusé de se charger d’elle et elle n’avait pu rester dans sa famille. Fuyant la honte et la désaprobation, elle était montée à Paris pour tenter de gagner sa vie. Son journal démarre ainsi : « Toute seule et bien pauvre ! Voilà le titre que je devrais donner à mon journal ! (…) J’ai vingt ans, je suis à Paris dans une chambre d’hôtel, je ne connais personne dans la capitale, je marche au hasard, sans but précis… Seule ! et mon âme est pleine de souvenirs ! souvenirs poignants de cet amour heureux qui m’a conduite ici… J’entends encore ma mère m’appeler, je sens sous ma main tremblante les battements de mon cœur qui se déchirait à son appel angoissé… Je vois ma chambre à peine éclairée d’une lumière mourante… la petite cour dont l’obscurité me dérobait aux recherches, je sens la fièvre dans ma tête… les idées qui tourbillonnent, le pavé qui se dérobe sous mes pieds, mes mains brûlantes qui se tordent et qui donc me crie : C’est pour toujours que tu pars, jamais tu ne t’arrêteras plus sur cette terre que tu adores et que tu baises… Ma mère, mon frère, Hippolyte – il s’agit de son amoureux – vous, chers absents, qui formez pour moi la patrie, la patrie de mon âme, de mon cœur, je vous quitte… Je les quitte tous pour n’avoir pas à rougir devant eux ! » Louise espère-t-elle trouver dans la capitale une liberté de mouvement qu’elle n’aurait pu trouver en restant chez elle ? A-t-elle succombé à l’attraction de la ville-lumière où la vie paraît plus facile ? Espère-t-elle bâtir un havre de paix pour son enfant à naître, un endroit où il fasse bon vivre, où tous deux auront le droit d’exister à part entière, sans se soucier du qu’en-dira-t-on ? Louise souhaite-t-elle échapper à sa condition de fille, d’épouse, de mère ? Sans le savoir, elle participe de ce mouvement dont parlent Geneviève Fraisse et Michelle Perrot dans l’introduction du quatrième tome consacré à l’Histoire des femmes : « L’image d’un dix-neuvième siècle sombre et triste, austère et contraignant pour les femmes, est une représentation spontanée. On aurait tort de croire cependant que cette époque est seulement le temps d’une longue domination, d’une absolue soumission des femmes. Ainsi faudrait-il plutôt dire que ce siècle est le moment historique où la vie des femmes change, plus exactement où la perspective de la vie des femmes change : temps de modernité où est rendue possible cette position de sujet, individu à part entière et actrice politique, future citoyenne. Malgré l’extrême codification de la vie quotidienne féminine, le champ des possibles s’agrandit et l’aventure n’est pas loin.» Depuis que j’ai commencé à écrire cette histoire, je partage la vie de Louise, mon arrière-grand-mère. Avant, je n’avais jamais pensé à elle. Je n’imaginais même pas qu’elle ait pu exister. Je n’étais jamais remonté si loin dans ma généalogie. Aujourd’hui, je place mes pas dans les siens pour la regarder vivre. J’essaie de reconstituer son parcours alors que je n’ai aucun indice formel, aucune indication. Sa vie s’est faite si discrète qu’elle n’a laissé aucune trace. Pas même une photo. Je me surprends à admirer son courage, sa détermination, sa combativité. Je l’accompagne, la regarde avancer à tâtons dans le brouillon de sa vie, au moment où elle écrit les pages les plus difficiles de son existence, les plus fortes aussi, où seule contre la tradition et la morale, contre l’immobilité qui englue encore ce siècle finissant, contre la solitude et le désespoir, contre l’égoïsme et l’isolement de la grande ville, elle s’en vient, avec son enfant à naître, construire une vie nouvelle.