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A l'occasion des 20 ans de L'Air de rien, lisez cet écho de lecture des 180 premiers numéros réalisé par l'APA :

En novembre 2003 sortait le premier numéro de cette chronique. L'occasion, aujourd'hui, de tirer le portrait de ce gros bébé de vingt ans. Grâce à l'écho-graphie de l'APA (1), une association qui collecte des textes autobiographiques (récits, correspondances, journaux intimes) que tout un chacun lui confie. Un fonds de plus de 4000 documents accessible au public aux Archives municipales d'Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. Les textes reçus sont d'abord lus en sympathie, selon un protocole précis, par un membre d'un groupe de lecture qui en établit un compte-rendu (un écho). Ayant déposé à l'APA l'intégralité de mes chroniques, Sylviane Pierrot, du groupe de lecture de Strasbourg, les a lues et en a rédigé l'écho dont L'air de rien de ce mois vous propose de longs extraits ICI ! 

 

 

Premières pages des Disparus du marché de Noël d'Arras

Mercredi 6 décembre

 

 

Se débrancher de ses sensations.

 

Ne rien entendre. Ne rien voir. Ne rien toucher.

Seulement être là. Se détacher de tout.

S'éclipser. Se dissimuler.

Se dissiper. Se dissoudre.

S'absenter. Se perdre.

 

Dans un vide empli de vide.

Dans le noir.

Disparaître.

 

J'aime ces situations que je me fabrique : éteindre l'interrupteur électrique, couper le son de mon appareil auditif. Écarter les jambes, détacher les bras du corps pour qu'aucune partie ne soit en contact avec une autre. Demeurer debout dans l'obscurité et le silence. Faire corps avec ce qui m'entoure. Me noyer dedans. Sensation d'une vie qui se joue ailleurs... Je ne sais où ni quand...

 

Un quart d'heure peut-être que je suis là, dans le vestibule de notre appartement. A attendre mon père. Comme à son habitude, il est en retard. Il m'avait promis ce matin au petit-déjeuner qu'il rentrerait de bonne heure de son travail pour me conduire à la fête de Saint-Nicolas. Pas parce que c'est ma fête – je m'appelle Nicolas, même si tout le monde dit Niko en parlant de moi –, mais parce qu'aujourd'hui a lieu une grande fête populaire que je ne veux pas rater : la Saint-Nicolas. J'ai onze ans et je sais très bien me débrouiller seul, pour aller à l'école, acheter le pain ou les courses que mon père m'envoie chercher quand ça l'arrange. Mais il a décrété que je devais l'attendre pour que l'on s'y rende ensemble. Et je n'ose penser que c'est parce qu'il a envie que l'on fête ensemble mon prénom. La manifestation a lieu à quelques centaines de mètres de là où nous habitons, sur la place des Héros, que tout le monde appelle la Petite Place, en comparaison de celle qui se situe juste à côté, qui, elle, n'a pas d'autre nom que la Grand'Place. Notre logement se situe rue de la Taillerie qui relie ces deux places.

 

Manteau sur le dos et cache-col autour du cou, j'attends dans le hall d'entrée de l'appartement. Lorsque je vois – enfin – un rai de lumière sous la porte d'entrée, je bascule l'interrupteur électrique et rebranche mon appareil auditif avant que la grande carcasse de mon père n'apparaisse dans l'encadrement de la porte.

— Bonsoir Niko, dit-il, en posant son cartable sous le porte-manteau. Tu m'attendais ?

Et sans que j'aie eu le temps de répondre, il continue :

— Je suis en retard, il y avait un embouteillage en ville. Mais avec leur fameux « quart d'heure arrageois », nous devrions arriver à temps pour voir saint Nicolas descendre du beffroi. Si l'on se débrouille pour être au bon endroit, on parviendra peut-être à récupérer des bonbons !

Il n'y a rien à répondre à pareille banalité. Alors je ne réponds pas. Mon père a fini par s'habituer à mes silences.

 

Dehors, il fait froid, un froid sec, pas désagréable. La nuit est tombée. Une foule joyeuse, venue en famille visiter le marché de Noël installé à deux pas, avance d'un pas décidé sur les pavés déformés de la chaussée. Quand nous tournons le coin de la rue, je découvre la place des Héros, noire de monde. Ça sent le sucre, les gaufres, la barbe à papa... Cris d'enfants, conversations multiples, musique assourdissante et présentateur hurlant dans une sono nasillarde se confondent dans mes écouteurs en un bruit de fond qui ratisse l'intérieur de mon crâne. De cet insupportable salmigondis surnage un événement repris dans toutes les conversations : Johnny Halliday est mort la nuit dernière et ça semble affecter beaucoup de monde. Les jeunes comme les vieux. Même mon père accuse le coup. Il se met à discuter avec un type déguisé en rocker, qui marche à nos côtés. La mort du chanteur me laisse indifférent, alors j'en profite pour regarder autour de nous. Des projecteurs illuminent le beffroi, qui reluit encore plus qu'à l'accoutumée. Mon père serre enfin la main du fan de Johnny et l'on taille notre route à travers les badauds.

— Merci de nous laisser passer, dit-il chaque fois qu'un individu nous bloque le passage, mon fils est sourd. Qu'au moins il puisse voir convenablement le spectacle !

La plupart du temps, les gens s'écartent et nous poursuivons ainsi notre avancée. J'ai honte quand mon père se sert de ma surdité et fait de mon infirmité un faire-valoir. Je n'aime pas que les gens me voient différent. Je ne veux pas de leur pitié. Lui, ça ne le gêne pas que je sois sourd. Il est sûr de son fait. Et en plus, il est fier de moi. Son fils. La prunelle de ses yeux. Persuadé que je vais m'en sortir haut la main dans la vie parce que nous serions fait du même métal. Moi, je le trouve optimiste. Je ne joue pas les cadors. Je fais, à l'inverse de lui, tout mon possible pour passer inaperçu. Mais en présence de mon père, cela devient impossible. Heureusement, je n'ai pas hérité des grandes oreilles de mon père. Lui, ça n'a pas l'air de le gêner d'avoir une pareille tête d'âne. Je trouve que c'est un comble, pour un enfant sourd comme moi, d'avoir un père avec des oreilles si grandes !

 

Au fur et à mesure que nous approchons du pied du beffroi, nous nous heurtons à une cohue de plus en plus compacte. Mon père doit débiter plus souvent son discours de bonimenteur. A notre passage, le regard des gens se pose sur mon visage cramoisi, et lorsqu'on les a dépassés, je sens leurs yeux s'incruster dans ma nuque, là où mon appareillage auditif dépasse de mes cheveux coupés trop courts. Mes parents ont découvert ma surdité quand j'étais petit. Ça semble avoir pas mal bousculé leur vie. Après bien des hésitations, la décision a été prise de me faire opérer pour m'implanter, dans les deux oreilles, des électrodes cochléaires. Vous vous demandez sans doute ce que c'est ? Pour faire simple, un implant cochléaire est constitué de deux parties. La partie externe, celle que l'on voit et sur laquelle portent en ce moment tous les regards des personnes que nous dépassons dans notre avancée au milieu de la foule, comporte un microphone qui capte les sons et les transforme en signal électrique, un processeur qui filtre les informations sonores et les priorise – la voix humaine passe par exemple au premier plan – et un transmetteur qui envoie les signaux électriques. Elle a la forme d'une pastille ronde implantée sous la peau juste au-dessus de l'oreille. C'est à cause d'elle que j'ai l'air d'un extra-terrestre. La partie interne de l'implant, composée d'un récepteur et d'un stimulateur, convertit les signaux et les envoie à un groupe d'électrodes branchées sur les nerfs de l'audition qui communiquent avec le cerveau. Présenté ainsi, ça paraît compliqué, mais en fait, après une série de séances de découverte du fonctionnement de l'appareil et de décryptage de ce que l'on entend, on s'y fait très bien. Ces séances ont lieu chez un orthophoniste, mais lorsque ça m'est arrivé, j'étais trop jeune et je ne m'en souviens pas. Je les confonds avec les séances qui ont eu lieu plus tard pour améliorer ma diction qui demeure malgré tout laborieuse. Je suis finalement plus en difficulté avec ma langue qu'avec mes oreilles. Mais ne croyez pas que j'entends aussi bien que vous. Dans des conditions correctes, je comprends à peu près tout ce que l'on me dit. Par contre, s'il y a des bruits parasites ou une mauvaise acoustique, la conversation devient vite incompréhensible. Et surtout insupportable à mes oreilles. J'entends une sorte de bouillie de sons. Comme si une rivière en crue déversait dans ma tête tout ce qu'elle avait pu arracher sur sa route : arbres déracinés, rochers, boue, morceaux de maisons, automobiles éventrées... Dans ces cas-là, mieux vaut déclencher l'alerte rouge. J'ai pour cela une télécommande magique qui peut tout stopper en un instant. Le silence fait alors place à la tempête. Quand on pourra régler les problèmes météorologiques de la même façon, la planète sera sauvée. Mais on n'en est pas là !