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A l'occasion des 20 ans de L'Air de rien, lisez cet écho de lecture des 180 premiers numéros réalisé par l'APA :

En novembre 2003 sortait le premier numéro de cette chronique. L'occasion, aujourd'hui, de tirer le portrait de ce gros bébé de vingt ans. Grâce à l'écho-graphie de l'APA (1), une association qui collecte des textes autobiographiques (récits, correspondances, journaux intimes) que tout un chacun lui confie. Un fonds de plus de 4000 documents accessible au public aux Archives municipales d'Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. Les textes reçus sont d'abord lus en sympathie, selon un protocole précis, par un membre d'un groupe de lecture qui en établit un compte-rendu (un écho). Ayant déposé à l'APA l'intégralité de mes chroniques, Sylviane Pierrot, du groupe de lecture de Strasbourg, les a lues et en a rédigé l'écho dont L'air de rien de ce mois vous propose de longs extraits ICI ! 

 

 

Fritz Zorn

Zorn, Fritz, nom de plume de Fritz Angst, écrivain suisse de langue allemande, né le 10 avril 1944 à Meilen dans le canton de Zurich et mort le 2 novembre 1976 à Zurich,

Un dicton populaire dit : mieux vaut être jeune, riche et en bonne santé que vieux, pauvre et malade. La lecture de Mars1, récit autobiographique de Fritz Zorn, pourrait bien remettre en cause ce vieil adage. Celui-là et quelques autres...

 

Fritz Zorn est un jeune Suisse âgé de trente ans lorsqu'il entame l'écriture de Mars. Il est issu de la Rive Dorée du lac de Zurich et descend d'une des familles les plus huppées de ce quartier qui regroupe lui-même les familles les plus huppées de Suisse. « S'il faut donc que je me rappelle mon enfance, je dirai tout d'abord que j'ai grandi dans le meilleur des mondes possibles. D'après tout ce qu'on m'a raconté sur moi, j'ai dû être un enfant très aimable, éveillé, joyeux et même épanoui ; on peut donc supposer que j'ai eu une enfance heureuse. » Fritz Zorn dit avoir des difficultés à se rappeler de détails particulièrement malheureux de son enfance. Tout allait toujours bien. Trop bien ? « Ce qu'on m'évitait dans ma jeunesse, ce n'était pas la souffrance ou le malheur, c'était les problèmes et, par conséquent, la capacité d'affronter les problèmes. Le fait que je me trouvais dans ce meilleur des mondes possibles, c'était justement cela qui était mal. Tout de même, un monde exclusivement heureux et harmonieux, cela ne peut pas exister ; et si le monde de ma jeunesse prétend avoir été un pareil monde, uniquement heureux et harmonieux, il faut qu'il ait été, dans ses fondements mêmes, faux et menteur. » Fritz Zorn décrit certains comportements caractéristiques de sa famille : être d'accord avec tout le monde, ne jamais dire non, ne pas s'engager, ne jamais émettre un jugement personnel, ne jamais parler de sujets qui fâchent tels que l'argent, la politique, la religion ou la sexualité. « Dans ma famille, lorsqu'il s'agissait de prendre parti, l'un des recours les plus en vogue, c'était le ''compliqué''. ''Compliqué'', c'était le mot magique, le mot clé qui permettait de mettre de côté tous les problèmes non résolus, excluant ainsi de notre monde intact tout ce qui était gênant et inharmonieux. »

 

L'entrée au collège puis au lycée n'est, pour Fritz, que la continuation des mêmes principes de vie inculqués par ses parents : il se livre peu, ne se fait pas d'amis mais se trouve très à l'aise dans des « choses élevées » telles que la musique classique ou la littérature (des auteurs morts de préférence). Cependant,  peu à peu il se rend compte que chacun de ses camarades d'école émet des points de vue, a des opinions tandis que pour lui, tout est « compliqué ». Il doit de plus en plus se protéger contre le constat désagréable que ce sont les autres qui savent, et lui qui ne sait pas. Beaucoup de ses camarades ont une amie ; lui, naturellement, n'en a pas. A l'âge de dix-sept ans, Fritz fait une dépression qui, à la longue, devient chronique et dont, comme le reste, il finit par s’accommoder. « J'étais du genre nonchalant et rien ne pouvait me manquer. Rien ne pouvait m'irriter, rien m'abattre ; j'avais toujours le sourire aux lèvres car je voulais être l'image vivante d'un non-frustré. Plus j'étais déprimé au fond de mon cœur, plus je souriais. Plus noir le dedans, plus blanche la surface. » Il va à la faculté et devient professeur. A trente ans, il découvre sur son cou une tumeur qui, progressivement, grossit sans qu'il ne soupçonne d'abord rien de méchant. « Bien que ne sachant pas encore que j'avais le cancer, intuitivement je posais déjà le diagnostic car, selon moi, c'étaient des ''larmes rentrées''. Je crois que le cancer est une maladie de l'âme qui fait qu'un homme qui dévore tout son chagrin est dévoré par lui-même, au bout d'un certain temps, par ce chagrin qui est en lui. Toute ma vie j'ai été brave et gentil et c'est pour cela que j'ai aussi attrapé le cancer. Et c'est tout à fait bien ainsi. »

 

Il entreprend alors une psychothérapie et décide d'écrire le récit de sa vie. « Au cas où je mourrais, on pourra dire que j'ai été éduqué à mort », commence-t-il par noter. D'une écriture froide et lucide, tel un entomologiste, il revisite minutieusement son passé, sans que la moindre émotion – hormis une haine maîtrisée – n'affleure jamais. « Cette volonté de prendre une distance par rapport à mon passé familial dans la mesure où j'en souffre, c'est cela ma liberté. On m'a démoli et détruit, castré, violenté, empoisonné et tué, mais c'est justement dans cette liberté individuelle qui est la mienne que je me distingue d'une tête de bétail qu'on abat tout simplement ; en cela, même moi j'atteins à une certaine dignité humaine. Je me suis chagriné à mort, je meurs de douleur. Peut-être dois-je payer de ma mort ma volonté d'être-autre-que-mes-parents. Peut-être le cancer est-il même une libre décision, le prix que je suis disposé à payer pour me libérer de mes parents. » Vers la fin du récit, il cite cette phrase de Sartre : « L'essentiel n'est pas ce qu'on a fait de l'homme, mais ce qu'il a fait de ce qu'on a fait de lui » et constate : «  Assurément il peut y avoir une chance de faire encore quelque chose de ce qu'on a fait de vous ; peut-être même chacun a-t-il cette chance. Même moi j'aurais pu avoir cette chance. Je n'ai pas réussi à faire autre chose que ce qu'on a fait de moi. »

 

La mort a fauché Fritz Zorn à trente-deux ans, peu après qu'il eut terminé l'écriture de ce livre.

 

 

 

1 Gallimard, 1979. Paru chez Folio