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A l'occasion des 20 ans de L'Air de rien, lisez cet écho de lecture des 180 premiers numéros réalisé par l'APA :

En novembre 2003 sortait le premier numéro de cette chronique. L'occasion, aujourd'hui, de tirer le portrait de ce gros bébé de vingt ans. Grâce à l'écho-graphie de l'APA (1), une association qui collecte des textes autobiographiques (récits, correspondances, journaux intimes) que tout un chacun lui confie. Un fonds de plus de 4000 documents accessible au public aux Archives municipales d'Ambérieu-en-Bugey, près de Lyon. Les textes reçus sont d'abord lus en sympathie, selon un protocole précis, par un membre d'un groupe de lecture qui en établit un compte-rendu (un écho). Ayant déposé à l'APA l'intégralité de mes chroniques, Sylviane Pierrot, du groupe de lecture de Strasbourg, les a lues et en a rédigé l'écho dont L'air de rien de ce mois vous propose de longs extraits ICI ! 

 

 

« De quoi crois-tu que sont faits les écrivains ? Regarde-toi, regarde autour de toi ! Vous êtes le produit de la honte, de la douleur, du secret, de l'effondrement. Vous venez de territoires obscurs, innommés, ou bien vous les avez traversés. Des survivants, voilà ce que vous êtes, chacun à votre manière et autant que vous êtes. »

 

 

Delphine de Vigan, D'après une histoire vraie

Matrice

Dans le discours qu’il fit lors de la réception de son Prix Nobel de littérature en décembre 2014, Patrick Modiano explique les raisons qui l’ont poussé à écrire, raisons qu’il dit retrouver chez bon nombre d’écrivains : « … en lisant la biographie d’un écrivain, on découvre parfois un événement marquant de son enfance qui a été comme une matrice de son œuvre future et sans qu’il en ait eu toujours une claire conscience, cet événement marquant est revenu, sous diverses formes, hanter ses livres. » Modiano prend pour exemple un certain Alfred Hitchcock : « Quand son fils avait cinq ans, le père d'Alfred l’avait chargé d’apporter une lettre à un ami à lui, commissaire de police. L’enfant lui avait remis la lettre et le commissaire l’avait enfermé dans cette partie grillagée du commissariat qui fait office de cellule et où l’on garde pendant la nuit les délinquants les plus divers. L’enfant, terrorisé, avait attendu pendant une heure, avant que le commissaire ne le délivre et ne lui dise : ''Si tu te conduis mal dans la vie, tu sais maintenant ce qui t’attend''. Ce commissaire de police, qui avait vraiment de drôles de principes d’éducation, est sans doute à l’origine du climat de suspense et d’inquiétude que l’on retrouve dans tous les films d’Alfred Hitchcock. » Et Modiano conclut par ces mots  : « Je ne voudrais pas vous ennuyer avec mon cas personnel mais je crois que certains épisodes de mon enfance ont servi de matrice à mes livres, plus tard. »

C'est exactement la théorie développée par Alice Miller, psychothérapeute spécialiste de l’enfance, qui explique dans la préface de La Souffrance muette de l’enfant (1) : « Chaque fois que je feuillette la biographie d’un écrivain ou d’un artiste, je rencontre, dès les premières pages, des informations apparemment accessoires qui me sont tout particulièrement précieuses dans mon travail. Elles portent sur un ou plusieurs événements de l’enfance dont les traces se retrouvent dans l’œuvre où, le plus souvent, elles courent même comme un fil rouge. Pourtant, les biographes n’accordent quasiment pas d’importance à ces événements. » Alice Miller passe en revue dans ce livre l’enfance et l’œuvre de Pablo Picasso, Buster Keaton, Friedrich Nietzsche, et d’autres personnages moins reluisants mais dont l’enfance explique de façon tout aussi explicite leurs délires d’adulte : Joseph Staline et Adolph Hitler. Prenons l’exemple de Picasso. Il subit à l'âge de trois ans l’expérience d’un tremblement de terre qui détruisit en partie Malaga. La famille Picasso fuit la catastrophe et se réfugie dans les montagnes alentour. Le petit Pablo traverse la ville dévastée dans les bras de son père. Les façades des maisons sont éventrées, des cadavres jonchent les trottoirs. Quelques jours plus tard, alors que la famille est toujours réfugiée, il assiste à la naissance chaotique de sa petite sœur (on pensa au début que l'enfant était mort-née). Dès son plus jeune âge, Picasso cultive le don d’observation. Sa mère l’incite à garder le silence. Elle aime raconter que son fils a su dessiner avant d’apprendre à marcher. Son père se réjouit des progrès de son enfant en dessin. C’est donc en dessinant que Picasso, enfant, obtint l’affection de ses parents. Selon Alice Miller, la période cubiste de Picasso serait le résultat de son monde intérieur, marqué par les corps déformés (souvenir inconscient du tremblement de terre de Malaga) et les visages de femmes en pleurs (souvenir inconscient de l’accouchement de sa mère à l’occasion de la naissance de sa petite sœur). Alice Miller ajoute : « Si Picasso n’avait pas eu la chance de faire le parcours (dans Malaga) dans les bras de son père, il serait peut-être devenu psychotique, ou bien il aurait dû refouler si totalement ce traumatisme qu’il serait devenu un bon fonctionnaire tatillon du système franquiste. »

Depuis que j’ai lu ce livre, je ne puis, à la lecture de textes ou de biographies d'auteurs, m’empêcher d’essayer de repérer la clé qui fut le déclencheur de leur art. Je ne suis pas dupe du fait que le romancier, tout comme le biographe, cherche, en transformant la vie en récit, à lui donner un sens dont celle-ci est (peut-être) initialement dépourvue. C'est le propre de l'homme de chercher un sens à la vie, la sienne et celle des autres... Je n'échappe donc pas à la règle en écrivant ce livre. Je sais également que certains auteurs de romans inventent des personnages à qui ils font vivre des situations proches de celles qu'ils ont vécues dans leur enfance, de façon plus ou moins explicite, de façon plus ou moins consciente. J'ai fait cette découverte en écrivant Le silence a le poids des larmes (2), une biographie romancée de mon grand-père maternel. Dans ce livre, j'ai utilisé les paroles de Louis Aragon pour combler les silences de mon grand-père concernant son enfance. C'est au cours de la rédaction de ce livre que j'ai découvert que le prolifique Aragon était un enfant adultérin à qui l'on avait menti sur l'origine de sa naissance, lui faisant croire que sa mère était sa sœur et son père, son parrain. Le petit Louis avait grandi, élevé par ses grands-parents qui passèrent pour être ses parents d'adoption. Il n'apprit la vérité qu'à l'âge de vingt ans alors qu'il s'apprêtait à rejoindre le front, lors de la Première Guerre mondiale. Détournant dès le plus jeune âge sa curiosité du secret lié à sa naissance, le petit Louis improvisa des histoires avant même de savoir écrire ; il les dicta. Entre six et neuf ans, il écrivit en cachette une soixantaine de petits romans. Adulte, il devint écrivain et publia un nombre incalculable de livres : romans, pièces de théâtre, articles et essais en tous genres... L’évitement de la recherche sur son origine lorsqu'il était enfant lui donna une formidable (im)pulsion pour inventer d'autres histoires. L'écriture l'aida à passer des caps difficiles : deux guerres mondiales, une vie militante chaotique. Elle lui permit d'accompagner successivement différentes réalités du monde : le mouvement surréaliste et le communisme. Elle lui offrit surtout la possibilité de construire et déconstruire le concept même de roman, au gré de ses inspirations. Cette découverte du cas Aragon apportait de l'eau au moulin de la théorie défendue par Alice Miller.

Si vous doutez encore de l'existence de ce fil rouge, en voici la preuve par vingt-six ! Vingt-six, comme les lettres de l'alphabet, pour raconter vingt-six auteurs. Autant de postures face à la vie. Autant de styles, de griffes particulières, reconnaissables entre toutes. Autant d'univers propres à chacun de ces auteurs, permettant de distinguer un écrivain d'un autre. Autant de destins originaux pour ne pas être écrits par d'autres, pour reprendre la belle expression de Pascal Bruckner. Autant d'énigmes humaines. Autant de fictions toujours réinventées.

 

 

(1) Aubier, 1990

 

(2) L'Harmattan, 2012