Au départ, un journal de bord, rassemblant dans le plus grand désordre réflexions, hypothèses, questions sans réponses, réponses auxquelles manquent les questions, résumés de visites, d’échanges, d’entretiens, fiches de lecture... C’est dans ce garde-mémoire qu’il a fallu extraire, au flux, ce qui a fini par ressembler à la version définitive du Silence a le poids des larmes. Quelques extraits datés de ce journal de bord...
Nuit de pleine lune, les idées se bousculent : sortir un livre des chroniques de l’air du temps pour Noël, dédoubler le récit de Marcel par un récit personnel de la démarche sous la forme d’un journal de bord. Et puis, un retour sur mon écriture : hier j’ai relu des chroniques d’Alain Rémond. J’ai redécouvert son écriture, son style, ses phrases : courtes, directes, simples, communicant avec le lecteur, le prenant à partie, le mettant dans sa poche. J’ai l’impression de m’être un peu fourvoyé ses derniers temps dans mon écriture. D’avoir trop focalisé sur le style, d’avoir un peu oublié le contenu, le sens de ce que j’aime faire passer : des choses simples sur la vie de tous les jours, sur le sens à donner ou non à ce que l’on fait, à ce que l’on dit, à ce que l’on ne fait pas, ce que l’on ne dit pas. Ca se passe comme si je m’étais occupé d’un aspect puis d’un autre en oubliant le premier alors que les deux sont intriqués, emboîtés. Toujours cette vieille histoire du fond et de la forme. Dans un premier temps j’ai privilégié le fond sans même avoir conscience que la forme lui donnait son sens, venant confirmer le fond. Le conforter. Puis, avec l’atelier d’écriture, avec les lectures de François Bon, j’ai peu à peu mis la focale sur la forme, en finissant totalement par oublier le fond. Je pense que cela participe du pourquoi je n’écris plus en ce moment : je suis sec. La forme seule n’a rien à dire, elle ne prend son ampleur que si elle se met au service du fond, du message. Pour moi le message, c’est le sens que je donne ou que je tente de donner à ma vie, les expériences que j’y fais, les découvertes, l’ouverture au monde. Et le fait de tenter de passer cette expérience, de transmettre au lecteur le plus fidèlement possible, le plus sincèrement possible cette expérience, ces découvertes. Notamment sur le temps qui passe, les mouvements longs de la société, la façon que j’ai de m’inscrire ou pas dans cette histoire des hommes, dans le monde social, dans le temps, naturel qui s’écoule. Sur l’apprentissage que je continue à percevoir de ce qui m’arrive dans ma vie. C’est là où il y a le plus à transmettre, de cette expérience unique et universelle de la construction progressive de l’humain en tant qu’être d’apprentissage.
Ne connaissant rien du tout sur la mère adoptive, je suis en peine d’aller plus loin dans la comparaison, si ce n’est que le rapport de Marcel à l’école se prolonge, la vie à la campagne qui s’oppose à celle de la ville, une famille qui semble unie avec d’autres enfants… La seconde famille de Marcel semble marquée par moins de ruptures (pour le peu que j’en connaisse…) et lui permet de se construire sur des bases où la vie prend davantage de place que la mort… Jusqu’à la guerre 14-18 où la mort semble reprendre le dessus. Enfin, sa vie commencera vraiment avec la rencontre d’Alice qu’il aimera et qui lui donnera quatre enfants bien vivants… qu’il tentera de protéger. Il y parviendra jusqu’à la disparition de Jacques. L’écriture de ce livre correspondrait alors à un besoin d’exprimer ces silences et ces non-dits sur la construction de Marcel, ce qui le fonde : sa mère naturelle et sa mère adoptive. Sur son rapport aux forces de mort et de vie. Sur ce qui fonde par ricochets ses descendants, et moi-même. Sur le besoin d’écriture pour redonner vie à ce qui a été tu (du verbe taire) pour donner vie à l’écriture elle-même. Pour résoudre les conflits intérieurs (transgénérationnels, notamment le rapport à la parole permettant l’expression d’une vie intérieure et non un flot inintéressant de propos énoncés dans les réunions de famille) et les dépasser par l’écriture.
Ma mère a téléphoné pour dire qu’ils partaient pour Toulouse, sa sœur ayant à nouveau fait un AVC cette semaine lors d’une dialyse. Je ne peux m’empêcher de penser que mes recherches démarrent trop tard, trop de personnes pouvant me donner des renseignements étant décédées ou dans l’incapacité à me les fournir. Quand j’ai rencontré ma tante le week-end dernier, il était déjà trop tard, sa mémoire avait beaucoup oublié, son élocution était difficile et sa fatigue trop grande.
Je ne sais quoi écrire. Depuis que mon père est mort, je me suis occupé, il y a tant à faire dans ces moments-là. J’ai occupé mes bras, j’ai occupé ma tête, je n’ai pas pensé, pas ressenti. J’ai même réussi, une fois rentré chez nous, à me remettre à travailler d’arrache-pied à recopier les textes trouvés aux Archives de Paris, relier entre eux certains écrits, faire comme si… Et puis hier, le néant, le vide, mon père n’est plus là et d’un coup je le sens, je le sais, je le mesure, on ne me fera pas croire le contraire et cela m’est intolérable. Et qu’est-ce qu’on peut faire ? dit ma mère. Rien, on ne peut rien faire que se mettre cette vérité dans la tête et le ventre et apprendre peu à peu à vivre avec, sans que ça saigne. Laisser le temps fabriquer la cicatrice, refermer le tombeau. Et se souvenir, et vivre avec les souvenirs.
Marcel, tu me fatigues. Parfois, j’en ai assez de ta compagnie, Assez de sentir tes vieux papiers poussiéreux, l’odeur de la mort qui, toujours, autour de toi rode. Des pans entiers de ta vie restés dans l’ombre dans lesquels il me faut pénétrer, des relents du monde qu’il me faut respirer. Assez d’être obsédé, malmené, transporté. Ton courage m’a usé. Ta présence m’a colonisé. Tu me caches la vue, tu me gâches la vie ! Tu me tues. Tu m’empêches de vivre ma vie. Des mois que partout tu m’accompagnes. Tu choisis la destination de mes vacances, tu décides de mes lectures, tu occupes mon temps et mon esprit. Maintenant ta vie et ta mort me cachent et m’empêchent de vivre celle de mon père. Marcel, aujourd’hui, pour un jour, lâches-moi. Laisse-moi seul. Laisse-moi me retrouver.
La question qui se pose à moi dans l’écriture du livre est de savoir où et comment intégrer les éléments nouveaux concernant Louise et ses parents, qui viennent contredire l’idée que je me faisais d’elle et qui remettent en question la façon dont j’en rendais compte jusqu’ici. Deux solutions s’offrent à moi. La première consiste à substituer dans le texte initial les parties devenues erronées en les remplaçant par les éléments nouveaux dont j’ai maintenant connaissance. La seconde solution est plus subtile : laisser le texte en l’état et le compléter par ce que j’ai appris. Dire comment je l’ai appris, quitte à écrire un second scénario, une nouvelle histoire de la vie de Louise – ou du moins des extraits nouveaux de cette vie qui viendraient préciser et même contredire ce que j’avais écrit précédemment. Cette seconde solution me semble davantage correspondre au type d’écriture que je me suis donné pour ce livre, qui est autant l’histoire de Marcel et Louise que ma propre histoire de découverte de l’histoire de Marcel et Louise. Une fois ce point acquis, il reste à voir où et comment intégrer ces éléments nouveaux. Après le chapitre 19 serait le plus logique, mais cela occulterait au lecteur le délai long que j’ai mis à recueillir ces informations. Sinon, après le chapitre 25. Une fois que le lecteur sait que Louise a abandonné Marcel à l’Assistance publique serait sans doute plus adapté pour plusieurs raisons.
Tout est vrai sans que rien ne soit exact. Le journal, pourquoi ne pas le pousser plus loin. En faire un objet réel de la narration. Un journal retrouvé (comment ?) dont je – ou quelqu’un – tourne les pages et lit des extraits.
J’ai lancé quelques perches du côté des coco ! Un contact par le biais d’un ami ancien communiste, un mail en direct à la section locale. Point de réponse. Ca ne mord pas ! Sont-ils occupés avec les prochaines élections ? Sont-ils trop peu nombreux pour l’immensité du travail qu’ils se sont donnés de mener ? Ne veulent-ils pas me répondre, parce qu’il est impur qu’un étranger aille consulter leurs archives ? N’ont-ils pas d’archives, ou leurs archives sont-elles restées secrètes, les murs invisibles étant plus difficiles à abattre ? Je tenterai encore… Après, il me restera la presse. La presse communiste d’époque : l’Humanité, et après 1947, Liberté, dont j’ai découvert que le Centre d’archives du monde du travail de Roubaix a conservé la trace, y compris des pages locales, et qu’il me faudra aller lire.
Ma tante est morte hier. C’est ma mère qui me l’a téléphoné. La messe a lieu demain, le 23 février, jour de mon anniversaire. J’y vois un signe. Le dernier signe qu’elle m’envoie, pour que je prolonge son histoire, l’histoire de son père, l’histoire de sa grand-mère, avant qu’elle ne rejoigne le caveau familial où sont enterrés ses parents, selon ses dernières volontés.
Révélation de la nuit : la numérotation des chapitres. La première partie sera composée de 26 chapitres séparés les uns des autres d’un astérisque. Pas de numéro ni de lettre. Dans la seconde partie, les chapitres seront identifiés par chacune des vingt-six lettres de l’alphabet. Quant à la troisième partie, chaque chapitre commencera par une lettre de l’alphabet directement intégrée au texte.
J’ai terminé hier le premier jet du livre. Une page se tourne. Maintenant, entamer les relectures : vérifier la cohérence et la chronologie des informations du point de vue du lecteur, retravailler le style, corriger l’orthographe. J’entame donc aujourd’hui une nouvelle version de cet ouvrage.
Des doutes m’envahissent ! Est-ce le fait d’arriver vers la fin (quelle fin ?). Plusieurs idées se bousculent et viennent contrecarrer ce que j’avais précédemment écrit. En résumé, plusieurs tendances aux évolutions. Les dates : en citer le moins possible ; parviendrais-je à toutes les supprimer ? Relater l’histoire, la grande : est-ce utile ? Comment en faire comprendre le contexte sans faire un cours d’Histoire ? Les citations et extraits de livres (autres que ceux d’Aragon) : les limiter au maximum, peut-être même tous les supprimer… Un travail de réécriture s’impose… Régler la question du temps des verbes : présent, passé simple, imparfait… selon ce qui est relaté, où selon les parties. Supprimer les textes trop autocentrés. Dans la troisième partie, accentuer l’aspect lettre à Marcel. Où placer les deux chapitres sur la généalogie de la mère de Marcel : dans la partie 2 ou dans la partie 3 ? Ca serait plus cohérent dans la 3 : la 2 étant limitée à Marcel entre 10 et 20 ans et la 3 pouvant servir de retour sur les 3 parties : la généalogie de Louise (en réf à la partie 1) et le journal final de Juliette en réf à la partie 2. A voir !
J’ai fait les dernières retouches au livre ; je pense qu’il ne manque plus rien. Il me faut mettre ce manuscrit au frais pendant quelques semaines avant une ultime relecture… avant de le confier à la sagacité de Jacques. Je commence à en parler au passé… Pas mécontent de bientôt achever ce long travail de deux années, d’être parvenu à aller au bout. En même temps, c’est comme si j’avais du mal à vraiment le quitter… je traîne en longueur sur les relectures. Est-ce une façon déguisée de ne pas vouloir en finir ?
Voilà comment je me représente le livre abouti : la vie de mon grand-père, principalement ses facettes inconnues – son enfance, sa jeunesse, ses choix partisans ; l’histoire de mes recherches sur cette vie inconnue et ce que leurs découvertes génèrent en moi de nouveaux éclairages dans ma propre vie.
Un livre découpé en trois parties, écrites sous trois formes différentes. L’enfance où prédomine le je (de l’auteur) imaginant son aïeul ; l’adolescence de l’enfant assisté décrit en il au travers des lettres et du journal intime de son insti-tutrice ; la vie de l’adulte où l’auteur s’adresse à l’homme mort en tu, créant une forme d’échange qui n’avait pu s’établir du vivant du grand père et qui coupe court au silence originel.
Un livre découpé formellement en trois parties, composées chacune de vingt six chapitres, identifiés par les lettres de l’alphabet qui finissent par s’intégrer au corps même du texte en une correspondance progressivement affirmée.
En pleine relecture. J’ai commencé cette fois par la troisième partie, la plus longue, celle qui atteint l’objectif : la fin. Apporté quelques modifications dans les deux derniers chapitres, repris totalement l’avant dernier. Resserré les paragraphes pour qu’ils ressemblent à des blocs compacts qui leur donnent force, cohérence. Ca mélange davantage la vie de Marcel et la mienne, Aragon et Marcel.
Commencé hier à relire la première partie et découvert que c’est la cata ! Mal écrit, sans recul, manque de matériaux, matériaux existants mal utilisés… Une bonne part sera à réécrire de fond en comble ! Sur le coup, cela m’a sidéré ! Une nuit plus tard, j’ai retrouvé l’énergie et le courage d’affronter la situation en face. Mieux vaut l’avoir découvert maintenant !
J’ai rêvé de toi, Marcel. Tu étais peintre. Après une longue absence, nous nous retrouvions. Tu me léguais tes tableaux. Nous avions quelque chose à partager… Ce rêve, était-ce ton cadeau de Noël ?
Après une ultime relecture pendant une semaine de congés en février, je me suis jeté à l’eau : j’ai envoyé le manuscrit à la relecture de Jacques.
J’achève d’ultimes corrections après la relecture du manuscrit par cinq personnes. Je vais bientôt pouvoir me mettre en quête d’un éditeur. Par quel bout m’y prendre ?
Cette fois, c’est la bonne ! J’ai mis hier le point final à la rédaction de la version numéro 9 de mon livre qui devrait, selon toute probabilité, être la version finale. J’avais pensé en avoir terminé plus tôt, une fois saisies les ultimes corrections orthographiques proposées par une relectrice attentive durant l’été. Un ami, venu passer quelques jours chez nous à la fin du mois d’août, en a décidé autrement. Se proposant de devenir le huitième relecteur de ma prose, il a, de son œil acéré, épuré mon texte qui a gagné en densité. Après bientôt trois années de travail de recherches et d’écriture, je me retrouve tout à coup face au vide. A quoi utiliser mes week-ends ? Vers quel type d’écrit me tourner ? Ai-je seulement encore envie d’écrire ? Ce livre était-il une piste d’envol vers d’autres écritures ou signe-t-il la fin de ce que j’avais à poser sur le papier ? Il est trop tôt pour le savoir. Et les longs mois occupés à sa rédaction ont, pour l’instant, tari de tout autre désir d’écrire. Une pause s’impose…
Envoyé en deux vagues mon tapuscrit à trente-trois éditeurs, fin octobre, puis fin novembre. A ce jour, j’ai reçu douze lettres cordiales de refus et le livre est, selon leurs dires, en relecture chez trois éditeurs. Silence radio pour les dix-huit autres…
Le père Noêl était en retard ! Au courrier de ce jour, un contrat proposé par L’Harmattan !
Marie-Odile MERGNAC, spécialiste de psycho-généalogie, que j'avais sollicitée sans la connaître, vient de m'envoyer une superbe préface pour ce livre.
Je donne mon accord aux Editions L'Harmattan en signant le "Bon à tirer" de la maquette définitive du livre.
Le livre est référencé sur le site de l'Harmattan... cela veut dire qu'il existe, que l'on peut le commander. Mais je ne l'ai pas encore entre les mains... il reste encore pour moi un objet virtuel.
Réceptionné ce jour trois premiers cartons de livres... La couverture reflète le contenu du livre. Magnifique !
Lancement officiel du livre au théâtre La Vista de Montpellier. Sur le programme de la soirée, j'ai écrit : "Ce n’est peut-être pas un hasard si ce livre a commencé à prendre corps pour moi à la
lecture de Courir de Jean Echenoz qui relate la vie du marathonien tchécoslovaque Emil Zatopek. Car l’écriture de ce livre s’est apparentée à une course de marathon par bien des aspects : trois
années de recherche et d’écriture occupant la plupart de mes week-ends et de mes vacances, visite de nombreux lieux et des Archives de Paris, du Loiret, de la Somme et du Pas-de-Calais, huit
versions différentes du projet de livre…
Ce n’est peut-être pas un hasard non plus si j’aime tant revenir sur l’origine des choses : comment j’ai commencé à écrire (en général), à écrire ce livre (en particulier)… Tous les secrets de
famille trouvent leur origine dans la naissance ou la mort. Dans ce livre, il s’est agi de la naissance de mon grand-père maternel dont la mémoire familiale donnait une version particulière (qui
m’est longtemps restée énigmatique) et que les réalités d’archives sont venues bousculer.
Ce n’est pas du tout un hasard si j’avais commencé l’écriture de ce livre en citant intuitivement un extrait d’un poème d’Aragon qui me semblait résumer à merveille la vie de mon grand-père : «
Quand j’étais jeune on me racontait que bientôt viendrait la victoire des anges / Ah comme j’y ai cru comme j’y ai cru puis voilà que je suis devenu vieux / Le temps des jeunes gens leur est une
mèche toujours retombant dans les yeux / Et ce qu’il en reste aux vieillards est trop lourd et trop court que pour eux le vent change ». Je ne savais pas alors qu’Aragon allait m’accompagner
durant toute l’écriture de ce livre et que Le silence a le poids des larmes extrait du poème Le mot écrit par Louis Aragon en 1943, en deviendrait son titre.
Aujourd’hui, le livre est là, il existe « pour de vrai ». Je peux le feuilleter, le lire, l’annoter. J’ai surtout la joie de vous le faire partager. C’est l’objectif de cette rencontre dans le
magnifique théâtre en bois de La Vista. Je croyais naïvement en démarrant ce livre que le travail s’achèverait une fois son écriture terminée et, dans le meilleur des cas, édité. Je sais
maintenant qu’il n’en est rien ; que je suis au départ d’un nouveau marathon qui commence aujourd’hui, par la matérialité du livre et par le truchement de la voix d’Isabelle qui, en en lisant
quelques extraits devant vous, contribuera à donner corps au texte, à redonner vie à la vie de mes ancêtres, à donner enfin une voix au silence."