... recouvert d’une couverture noire entoilée, un titre se dégage « ENFANTS ASSISTES du département de la Seine ». Marcel est immatriculé sous le numéro matricule 174.626, trois jours après son arrivée. Numéro matricule, nom, prénom, date de naissance et date d’admission y sont écrits à la main, d’une plume rapide qui ne s’est pas fatiguée à inscrire les lettres et les chiffres le long des pointillés prévus à cet effet. Une main expéditive qui avait plus urgent à traiter.
... le directeur de l’Agence de Doullens « certifie avoir placé l’Enfant dénommé au présent Livret chez Caudron Anna, femme Diruy Louis, demeurant à Bayencourt ».
Comment Marcel va-t-il découvrir à Bayencourt le monde agricole et quitter progressivement l’enfance ? Nous allons le découvrir grâce au journal tenu par son institutrice. Un journal calligraphié de la belle écriture penchée qu’utilisaient les instituteurs de jadis. Une écriture soigneuse, régulière, grammaticale, presque toujours modeste, posée et respectueuse de la typographie qui fait naître et procure le plaisir de la lecture. Une écriture dont le modèle s’est inscrit pour toujours au tableau noir de l’enfance de Marcel.
... est de construction récente : murs de briques et toit de tuiles rouges. La salle de classe est suffisamment vaste pour le nombre d’élèves qu’elle est destinée à contenir. Des vasistas y sont aménagés et permettent une aération constante même pendant la présence des élèves. Malgré cette profusion de lumière, l’aspect de la salle reste quelque peu sévère car la commune n’ayant à sa disposition qu’un maigre budget, ne peut se permettre le luxe de ces belles collections et musées scolaires qui décorent la majeure partie des écoles du département, et qui inspirent aux élèves l’amour du travail et développent en eux la curiosité et le désir de s’instruire.
... j’ai appris à connaître ce village en le regardant sous toutes les coutures. A aimer ses ruelles, sa place, ses chemins, ses champs. A apprécier ses habitants, leur rudesse et leur patois, leurs habitudes et leurs travers. Leurs joies et leurs peines. Bayencourt est situé dans le canton d’Acheux, arrondissement de Doullens et fait partie de l’ancienne Picardie. Deux routes rayonnent de Bayencourt et le mettent en communication avec les communes voisines. Une voiture publique vient de Sailly, à deux kilomètres de Bayencourt, et facilite la communication avec la gare de Beaucourt. Sa superficie de cent quatre-vingt-quatre hectares et sa population de cent cinquante-et-un habitants en font une commune de petite importance."
Grâce à divers documents administratifs conservés aux Archives de la Somme, j'ai pu recomposer la vie de cette institutrice et de son père, lui-même instituteur dans la Somme. La vie d'instituteur sous la IIIème République n'était pas des plus faciles : l'église cherchant à reprendre aux enseignants laïcs le leadership que était le point le point de perdre. Le curé rivalisait avec l'instituteur la place priivilégiée de celui qui possède le savoir. Pour exemple, cette histoire viridique racontée par Juliette Graire : "J’avais treize ans lorsque l’on arriva à Esmery-Hallon. Le dimanche, j’accompagnais mon père à la messe. Un jour, après être monté en chaire, le curé demanda à tous les enfants qui devaient faire leur communion cette année-là de venir s’installer devant lui, près du chœur. Il dit : « Mes enfants, chaque année à pareil jour, on fait ici les premières communions. Cette année, je ne le puis pour des causes indépendantes de ma volonté. Je rends témoignage à vos bons maîtres et maîtresses : depuis quelques mois, vous savez mieux votre catéchisme, mais vous êtes encore loin d’avoir l’instruction nécessaire à la première communion. Mon intention est de célébrer les communions au mois de septembre prochain. Mais avant, il faut que vos pères et vos mères viennent me trouver, et ceux d’entre eux qui ne le feront pas, leurs enfants seront renvoyés à l’année prochaine. Le règlement des écoles défend à vos maîtres et maîtresses de vous laisser sortir pendant les heures de classe ; leur règlement est sévère ! Pourquoi l’est il en ce moment ? Je n’en sais rien ; mais l’instruction n’est pas obligatoire. Vous n’êtes pas encore enchaînés à l’école. Vous pouvez, pères de famille, prendre vos enfants quand bon vous semble et me les envoyer. Vos instituteurs et institutrices n’ont pas le droit de nous le refuser. S’ils le faisaient, ce serait un abus malheureux ». Puis le curé a demandé aux enfants si leurs parents les autorisaient à assister au catéchisme aux heures désignées par lui ; ils ont tous répondu affirmativement. Le curé prit les enfants en âge de faire leur première communion tous les matins, de sept heures et demi à neuf heures et quart, pour apprendre le catéchisme. Mon père, qui avait fermé sa porte de classe aux élèves arrivés après huit heures et demi, se trouva en désaccord avec sa collègue qui faisait classe aux filles. Les parents des enfants qu’il n’acceptait plus en classe étaient très en colère. La municipalité, qui soutenait le curé et ne voulait pas d’histoire, avait supprimé le supplément de traitement que gagnait mon père. Il devint difficile de nourrir les six personnes dont notre famille était composée. Les choses s’arrangèrent après que mon père eut écrit à l’inspecteur des écoles qui lui donna raison et obligea l’institutrice à adopter la même ligne de conduite : ne plus accueillir dans sa classe les filles arrivant en retard à l’école. Après un début de la sorte dans le village, il fallut plusieurs années pour que l’on se fasse accepter."
La lettre d'explications que l'instituteur Octave Thiry, le père de Juliette adressa à l'inspecteur d'académie au sujet de cette histoire ( téléchargeable en pdf) :
Dans le même registre, la lettre adressée par le curée de Pont-Noyelles à l'inspecteur d'académie de la Somme se plaignant que l'instituteur (toujours Octave Thiry) incitait ses élèves à acheter le feuilleton de la semaine, considéré comme du "libertinage le plus infect".
Télécharger en pdf cette lettre de 1892 :
... Marcel, élevé durant sept années chez Juliette et ayant préalablement étudié trois années dans sa classe unique, fut définitivement imprégné des valeurs de l’école laïque.
Souvent, madame Graire incitait Marcel à écrire au directeur de l’Agence de Doullens. Pour chaque événement important, madame Graire écrivait, elle aussi pour l’informer du devenir de Marcel. Cartes de vœux et courriers sont venus grossir le dossier conservé par les Archives de Paris. Ils permettent de se faire une idée assez précise de sa vie.
Quatre photos conservées par Marcel. Sur l’une d’elle, trois femmes sont assises dans une cour autour d’une table ronde couverte d’une nappe claire. Juliette est celle du milieu. Elle est âgée d’une cinquantaine d’années. Elle porte une robe noire et un pendentif autour du cou. Ses bras pendent le long de son corps massif. Yeux et cheveux noirs, regard étincelant, elle renvoie de l’inquiétude en fixant l’appareil photo. Nous sommes début 1918. Plus de quatre ans que la guerre est déclarée et toujours pas d’espoir qu’elle ne se termine. A côté de Juliette, sa fille Nelly se tient droite sur son siège, les bras croisés sur une robe grise ouverte sur un large col tombant sur ses épaules. Elle a vingt ans. Un fin volant noir lui enserre le cou. Brune aux yeux sombres, elle ressemble à sa mère mais son regard semble plus confiant.
Les trois autres photos représentent Marcelle, la fille aînée de Juliette. Sur l’une, Marcelle est assise dans un jardin. Son visage est joli, plus fin que celui de sa mère et de sa demi-sœur. La seconde photo la présente au milieu des trente-sept jeunes enfants âgés de cinq à huit ans qui composent sa classe.
Sur la dernière photo, elle pose parmi ses collègues enseignants, quatre femmes et un homme. Ces photos semblent avoir été prises le même jour. Marcelle porte les mêmes vêtements : une jupe longue plissée noire, un gilet ouvert sur un col V laissant apparaître un chemisier blanc. Selon Blanche, il pourrait s’agir du premier poste d’institutrice occupé par Marcelle. Ces quatre photos ont passé l’épreuve du temps. J’imagine qu’elles ont été jointes à des lettres envoyées à Marcel tandis qu’il était au front. Des photos destinées à lui apporter réconfort et soutien moral. Pendant cinquante ans, Marcel les a conservées. Après sa mort, sa femme les garda auprès d’elle. C’est dire l’importance qu’elles revêtaient à leurs yeux.